Magazine Moyen-Orient

Que font les Kurdes de Syrie à Raqqa ?

Après la bataille décisive pour la libération de Raqqa en octobre 2017, les Kurdes de Syrie ont encore fait parler d’eux. Mais ils n’ont jamais fait couler autant d’encre que lors de la bataille de Kobané (septembre 2014-janvier 2015), bourgade paisible située à quelques kilomètres de la frontière turque (1).

Revenons quelque peu en arrière : avant même sa proclamation, en date du 29 juin 2014, Daech, qui, par son acronyme arabe d’« État islamique en Irak et au Levant » se définissait comme puissance, éprouvait déjà le besoin viscéral d’expansion, souhaitant calquer ainsi les conquêtes ayant suivi le décès du prophète Mahomet en 632. Aussi, dès septembre 2014, les djihadistes du califat du troisième millénaire se lançaient à l’assaut de ce point stratégique qu’était Kobané. Il leur fallait à tout prix rester en contact avec le président turc, Recep Tayyip Erdogan (depuis 2014), qui les laissait accourir des quatre coins de la planète. Ce n’était un secret pour personne : l’aéroport d’Istanbul était la plaque tournante de tous les candidats à la « guerre sainte », ceux qui désiraient rejoindre illico le paradis d’Allah et les couches douillettes des houris, vierges callipyges aux lèvres melliflues, aux bras soyeux et aux chevelures lourdes et parfumées…

Les espoirs du PKK

La bataille de Kobané dura quatre mois. Les frappes quotidiennes de la coalition américaine sur les positions de Daech finirent par transformer la ville en Dresde à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. L’Observatoire syrien des Droits de l’homme dénombra 1 600 morts, dont 1 196 djihadistes, et annonça l’exode de plus de 300 000 personnes. L’unique force kurde armée et autorisée par le régime de Damas, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), fit de la reprise de Kobané sa bataille de Stalingrad, sa plus grande victoire depuis sa fondation, en 1978, dans un village de la province de Diyarbakir en Turquie. En s’affichant comme l’unique vrai bouclier devant l’extension de cet « État islamique », il espérait obtenir une reconnaissance internationale et avoir le soutien des Américains qui continuaient à le classer sur leur liste des organisations terroristes. Sa branche en Syrie, le Parti de l’union démocratique (PYD), s’empressa, le 26 janvier 2015, de hisser son drapeau et ses fanions à l’effigie d’Abdullah Öcalan sur les décombres. Le chef historique du PKK était toujours emprisonné sur l’île d’Imrali, en mer de Marmara, en Turquie, depuis son arrestation au Kenya en 1999 par le MIT, les services secrets turcs, épaulés par la CIA et le Mossad.

Or les rapports entre le régime de Damas et le PKK ont souvent été d’une grande connivence, à l’exception notable de la période allant de 1999 jusqu’au début de la révolution en 2011, pendant laquelle le parti a fait l’objet d’une sévère répression de la part du régime, dans un contexte de rapprochement entre Damas et Ankara. Après avoir fondé son parti en 1978, Abdullah Öcalan quittait la Turquie avant même le coup d’État du général Kenan Evren de 1980. Les autorités de Damas l’installèrent au Liban, dans la plaine de la Bekaa, où il était sous leur contrôle. Hafez al-Assad (1970-2000) visait grâce à lui à exercer une pression sur la Turquie jusqu’au jour, qui ne tarda pas, où le PKK se révéla être une force supplétive quadrillant à merveille la population kurde syrienne.

Dans Sept jours avec Apo. Un guide et un peuple (Al-Farabi, 1999, en arabe, non traduit), le journaliste syrien Nabil al-­Moulhem recueille les propos du protégé de Damas : « Que l’immigration vers le sud cesse et que celle vers le nord commence. Nous avons entrepris une longue campagne difficile pour atteindre cette perspective. Nous avons dirigé les Kurdes de Syrie vers les montagnes, vers le nord, d’où ils sont venus. Je sais que la Syrie est satisfaite de cette démarche, et les Kurdes aussi. » Poursuivant sur la même lancée, il affirme que les Kurdes de Syrie n’ont aucune revendication à formuler, car ils sont originairement de Turquie. Ceux qui restent pourraient à la rigueur aspirer aux droits culturels qu’ils ont déjà, sans réclamer une miette de plus. Il faut dire qu’avec 18,1 millions de Kurdes en Turquie (2012), le PKK a toujours considéré la Syrie et l’Irak comme des bases arrière pour mener ses opérations contre les symboles de la Turquie au Kurdistan et comme un vivier de combattantes et de combattants – et tant pis s’ils ressemblent parfois à des enfants soldats. Durant les trente-cinq ans de guerre qui ont opposé la Turquie et le PKK, des millions de Kurdes furent déplacés vers les villes turques de l’ouest, 60 000 d’entre eux tombèrent, pour un quart au moins originaires de Syrie, et le territoire compta 4 000 villages fantômes.

Et soudain la révolution

Quand le « printemps arabe » s’invita en Syrie en 2011, le régime se mit à s’inquiéter pour son grenier à blé et ses gisements de pétrole du nord-est. Se concentrant sur la Syrie « utile », il se souvint des alliés de jadis : il légalisa le PYD et libéra 600 de ses cadres. Il autorisa l’arrivée d’un effectif de 3 000 membres des milices, lesquelles – on hésite entre vaudeville et tragédie – firent savoir du jour au lendemain qu’elles affranchissaient cinq villes du joug de Damas. Elles parlèrent alors de « Kurdistana Rojava », soit Kurdistan de l’Ouest ou occidental. C’était un miroir aux alouettes, car elles durent bien vite se contenter du terme « Rojava », l’« ouest » tout court (l’équivalent de Maghreb en arabe, et par opposition au kurde Rojhilat, le Levant). L’appellation « Rojava » vient d’être remplacée par « le Nord » – celui de la République arabe syrienne. C’est dire que la montagne des Kurdes syriens vient d’accoucher d’une souris. Les cantons sont d’immenses étendues de cimetières. Des milliers d’hommes et de jeunes femmes kurdes sont morts innocents pour une bagatelle, pour rien. Les bustes et statues d’Assad père sont à l’abri de toute intention malveillante dans les zones contrôlées par les milices kurdes. À Qamichli, la plus grande ville kurde du pays, l’ancien président syrien voit toujours passer devant lui la foule des résignés, et il a l’éternité pour lui.

Se faisant manipuler depuis l’aube des temps, les Kurdes ont un grand besoin d’intelligence collective. Le patriotisme kurde, avec sa façon d’aller jusqu’au sacrifice total, force l’admiration et la vénération, la mienne en tout cas. J’ai toujours distingué ces comportements d’une politique partisane menée par des chefs locaux et des seigneurs de guerre. Je répète que les Kurdes de Syrie n’ont rien à gagner, ni du PKK, ni de la coalition américaine qui s’est servie d’eux comme fer de lance de la bataille de la ville arabe de Raqqa, ni de l’influence grandissante du chiisme iranien dans la région, ni des alaouites kurdes de Turquie, très présents dans le commandement des Forces démocratiques syriennes (FDS). Les Kurdes de Syrie n’ont rien à gagner de la bataille de Raqqa, à part la haine de tous les sunnites. Ils devraient œuvrer pour l’instauration d’une vraie démocratie dans l’ensemble du Moyen-Orient afin de connaître, eux, un moment de répit. Il leur faudrait des Churchill, des Gandhi, des Mandela, mais pareils êtres d’exception ne poussent pas comme des champignons dans la forêt après la pluie. Ce n’est pas demain que se produira ce miracle, et, s’il a lieu, cela ne sera pas du temps du Dieu des trois monothéismes. Ce sera du temps de son calife, allez savoir ! Incurable est le mal kurde. Incommensurables sont le tourment et la tourmente des Kurdes de Syrie, les miens.

Note

(1) Ce texte a été publié une première fois dans Les Cahiers de l’Orient, no 131, été 2018, p. 163-166.

Légende de la photo : Des habitants de Raqqa se lancent dans la reconstruction de la ville, en décembre 2017, après le départ des djihadistes deux mois plus tôt. © Shutterstock/Tomas Davidov

Article paru dans la revue Moyen-Orient n°41, « Kurdistan syrien : réalité politique ou utopie ? », janvier-mars 2019.

À propos de l'auteur

Fawaz Hussain

Écrivain kurde franco-syrien, auteur des ouvrages Les sables de Mésopotamie (Points, 2016), Le rêveur des bords du Tigre (Les Escales, 2017) et Le Syrien du 7e étage (Le Serpent à plumes, 2018)

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