En 1934 paraît Vers l’armée de métier (1), dont le contenu, médité depuis déjà quelques années, devait selon Charles de Gaulle être urgemment rendu public compte tenu de la conjoncture internationale. Il était impératif de revoir la doctrine et l’organisation militaire françaises face à la menace allemande. Il s’agit donc d’un livre qui a tendance à être appréhendé comme une simple analyse de circonstance, tandis que l’on confère souvent au Fil de l’épée (1932) et à La France et son armée (1938) des ambitions plus hautes et une portée plus générale. Or se trouvent dans Vers l’armée de métier, au-delà des débats stratégiques et doctrinaux de l’époque sur la défense française, les éléments essentiels qui permettent de comprendre le rapport à la modernité scientifique et technique de Charles de Gaulle dans sa relation à la guerre, à la puissance et à la figure du chef. C’est par ailleurs son texte le plus visionnaire.
Dans ses Mémoires (2), le général passe rapidement en revue ses inspirateurs. Le général Estienne d’abord, le « père » français des chars, qui le premier a pensé à faire manœuvrer à l’avant des chars distincts de ceux de l’infanterie. Inspirateurs étrangers aussi : outre-Manche, le général Fuller et Basil Liddell Hart, prônant le combat autonome de détachements cuirassés ; en Allemagne, le général von Seeckt, insistant sur la qualité d’une armée professionnelle au volume réduit par rapport à une armée nationale de masse sans cohésion ; en Italie, le général Douhet, théorisant le futur rôle décisif dans la guerre des bombardements aériens. Il faut ajouter l’influence des idées et du cercle de réflexion animé dans les années 1930 par le colonel Émile Mayer, un polytechnicien persuadé du rôle décisif de l’aviation dans les années à venir.
On retrouve, au travers de l’ensemble de ces inspirations, l’essentiel des thèmes développés dans Vers l’armée de métier : la révolution technique (moteur-cuirasse), la vitesse et l’effet de surprise de nouveau rendus possibles, l’organisation en conséquence d’une force blindée autonome dont la doctrine d’emploi n’a de sens que dans la mesure où elle permet à celle-là de jouer le rôle décisif que de Gaulle entrevoit, l’emploi concomitant de l’arme aérienne (mais en appui), la nécessité d’une armée de métier – dont la valeur a déjà été défendue par un Charles Ardant du Picq auquel de Gaulle voue une grande admiration. L’ouvrage est néanmoins plus qu’une synthèse d’idées déjà formalisées de manière disparate : il organise ces éléments en une totalité stratégique inscrite dans l’histoire, la géographie, la démographie, la culture, la politique de la France. On laissera ici de côté les aspects politiques, diplomatiques et stratégiques, pour se concentrer sur la question scientifique et technique.
La technique et ses effets
Les progrès des matériels militaires vont dans le sens de la professionnalisation du personnel des armées, affirme de Gaulle. Le machinisme façonne désormais toutes les activités humaines, y compris l’activité militaire. La valeur et la vertu des hommes ne peuvent rien, si ce n’est relativement à l’armement. La technique militaire, en incessante complexification, exige des hommes des compétences nouvelles, de plus en plus spécialisées, qu’il serait vain d’espérer faire acquérir à des conscrits. La transformation des armées se heurte cependant encore aux conceptions imposées par la prégnance dans les esprits d’un contexte stratégique périmé, qui fondait l’organisation militaire sur la quantité des hommes, la légitimité de la participation de tout le pays à la guerre, des armes simples à manier, une instruction relativement facile et courte, une lutte conçue comme un choc des masses. Or, à mesure que le temps passe, la légitimité de la conscription s’émousse. Les obligations militaires seront jugées de plus en plus lourdes à supporter par une population dont, globalement, la vitalité démographique est en déclin. La formation militaire des conscrits est insuffisante. L’ensemble manque de cohésion. Le malaise dont souffre l’armée française dans l’entre-deux-guerres n’est pas étranger au découplage progressif qui se met en œuvre entre la réalité de la technicisation toujours plus grande de l’activité militaire et un système d’organisation des forces reposant sur le primat des gros bataillons. Il est ainsi pour de Gaulle essentiel de comprendre que les évolutions structurelles des sociétés induites par les transformations scientifiques et techniques ne relèvent pas d’un choix politique ou militaire, ne sont pas des options auxquelles on pourrait ou non souscrire. Dans les temps modernes, la technique est un fait tyrannique : « Secourable amie de toujours, la machine, à présent, régit notre destin. » La modernité scientifique et technique est un fait, produisant parfois des effets à corriger, souvent des opportunités, toujours des conséquences à prendre en considération. Et de la motorisation au nucléaire en passant par la radio, de Gaulle y sera toujours attentif, loin de tout dogmatisme idéologique et bien que politiquement conservateur.
D’un point de vue plus général encore, celui de la méthode de pensée pour saisir l’action guerrière, et qui s’exprime aussi bien dans Vers l’armée de métier que dans Le fil de l’épée (3), de Gaulle occupe parmi les écrivains français une place singulière, même si elle est héritière d’une tradition minoritaire revendiquant la valeur de l’empirisme – des expériences, en partie dans leur singularité. Ardant du Picq et Foch sont ainsi souvent cités par de Gaulle comme références, moins pour assurer la valeur définitive de leurs idées que par familiarité avec leur posture critique vis-à‑vis d’un discours doctrinal porté à une abstraction incompatible avec l’objet même de la réflexion. Inlassablement, de Gaulle s’insurge contre la grande tentation française, qui est aussi péril pour la nation, d’une dépendance excessive de la pensée et de l’action militaires vis-à‑vis d’un passé quasi sanctifié. L’homme entretiendra toute sa vie un rapport ambivalent à la tradition et à la modernité. Cette tension permanente, dont les contradictions tendent à être dépassées par le primat donné, dans la conception et l’exécution, au pragmatisme, est sans doute la raison centrale – mises à part les querelles politiques et de personnalités – de l’incompréhension teintée d’animosité qu’il suscitera chez les partisans de la réitération sans fin du passé ou des « tables rases » en tout genre, mais aussi chez tous ceux dont les idées et le comportement ne sont orientés que par l’éthique de conviction.
La relation à la tradition
Le traditionalisme est malheureusement au sein de l’institution militaire une donnée indépassable. L’armée est par nature réfractaire au changement : la culture militaire et l’action de la discipline tendent à mécaniquement produire de l’inertie. Elles ne sont pas en elles-mêmes, dans leur principe, nocives : les problèmes surgissent dès lors que les dispositions nécessaires qu’elles contribuent à créer chez les hommes sont transposées au domaine de la réflexion. Aux effets du traditionalisme militaire se superposent ceux d’un « tempérament » national dont les caractéristiques accroissent le danger de la rigidité intellectuelle : « Ce peuple doctrinal court à l’épreuve tout bardé de principes. »
L’attachement militaire à des conceptions périmées et l’engouement français pour les théories absolues enfantent logiquement une pente vers la célébration collective de la sclérose érigée en système ; pente que de Gaulle n’aura de cesse de dénoncer, en particulier lorsqu’elle barrera la route à la pleine conscience des transformations techniques de l’art militaire. Plus précisément, l’orientation habituelle de la pensée militaire française consiste à sacrifier la pluralité et la complexité du réel sur l’autel d’une causalité unique, dont la variabilité dans l’histoire devrait pourtant inciter à la révision de la pertinence. Or le rôle du chef militaire dans les armées modernes n’est pas d’appliquer, en bon élève, des théories étroites et abstraites à une situation qui ne s’y laisse pas ranger. Fort d’une culture générale solide et de l’habitude de la réflexion, il revient au contraire à un chef largement autonome d’apprécier des circonstances évolutives et les chances qu’ont des moyens variables de façonner la situation dans le sens souhaité. Ce sont les circonstances, et non les principes, qui doivent déterminer l’action. Il ne suffit pas d’admettre, à l’instar d’un Raoul Castex, qu’une part de l’action militaire est contingente, il faut aussi en tirer les conséquences logiques. Dans un tout autre registre, le raisonnement de Charles de Gaulle est similaire : posséder des chars est nécessaire, mais non suffisant ; encore faut-il stratégiquement leur faire jouer le rôle que l’époque, la situation et l’impératif d’efficacité commandent.
C’est ainsi paradoxalement non sur les éléments stables de l’art militaire – dont de Gaulle reconnaît sans plus de précisions l’existence –, mais sur la contingence, que reposent les fondations d’une théorie de la pratique qui a quelque chance de mener au succès. D’où la prééminence, par rapport à la doctrine, des compétences et qualités individuelles du chef : caractère, charisme, intelligence, culture, mais aussi inspiration et pragmatisme. L’influence de la philosophie d’Henri Bergson est indéniable quant au statut réservé par de Gaulle à « l’intuition » – Bergson est un des philosophes préférés de son père, instituteur. Si celle-ci est envisagée comme un élément irrationnel source de créativité, dont l’origine reste mystérieuse, elle est maîtrisée par l’esprit dès lors qu’elle se manifeste. Bien que sa pensée possède une profonde dimension mystique, de Gaulle est tout le contraire d’un poète : c’est un machiavel en uniforme que la muse inspire. Nous penserons quant à nous l’intuition comme activité inconsciente de l’intelligence, comme si en certaines circonstances l’esprit œuvrait avec une telle célérité que son mouvement échappait à sa saisie immédiate par la conscience. C’est d’ailleurs au regard du mouvement et de la vitesse, thèmes qui ont obsédé de Gaulle et dont on trouve la trace de l’importance dans maintes de ses appréciations à propos des sujets les plus divers, que l’on doit évaluer sa critique de l’entreprise doctrinale.