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La stratégie aérienne cartographiée

L’Anthologie mondiale de la stratégie aérienne est un travail absolument remarquable et inédit. Quel est précisément son apport ?

Jérôme de Lespinois : Tout d’abord, il faut souligner que c’est un ouvrage collectif mené par la division recherche du CESA (1). Ensuite, il constitue la deuxième partie d’un diptyque dont le premier volet a été la publication, en 2010, des concepts d’emploi rédigés par l’armée de l’Air et les états-­majors qui l’ont précédée de 1912 à 1976. Il s’agissait à l’époque d’apporter des éléments dans le débat sur la prétendue « paralysie doctrinale » de l’armée de l’Air en montrant que les aviateurs avaient conceptualisé l’emploi de l’arme aérienne à travers de nombreux documents dont certains étaient complètement oubliés. Je pense en particulier à la remarquable Instruction sur l’emploi tactique des grandes unités aériennes (1937) qui apparaît à bien des égards comme le texte fondateur de la pensée aérienne militaire française, en introduisant le concept de « bataille aérienne » dans le corpus doctrinal français.

Les Anglo-Saxons ne sont donc pas les seuls à avoir développé une culture de l’Air Power. Les aviateurs français ont eux aussi réfléchi à l’emploi de la puissance aérienne en l’adaptant à la culture stratégique nationale. Après ces premières recherches, il nous a semblé intéressant d’étudier les textes des auteurs français sur la stratégie aérienne pour aller au-delà de la trilogie classique constituée par Douhet, Trenchard et Mitchell. Puis, de fil en aiguille, cette entreprise a donné naissance à une Anthologie mondiale de la stratégie aérienne.

Tous ces travaux ont été largement inspirés par Hervé Coutau-Bégarie (1956-2012). Dans son Traité de stratégie, il distinguait en effet deux écoles – celle de « l’air intégral » et celle de la coopération – et citait leurs deux principaux hérauts : Giulio Douhet et Amedeo Mecozzi. Il appelait ensuite à redécouvrir les auteurs de second rang comme Hans Ritter, un aviateur allemand de la Première Guerre mondiale qui a conceptualisé l’emploi de l’aviation au niveau du théâtre d’opérations ou l’américain William Sherman, pilote de la Grande Guerre qui a marqué l’enseignement de l’Air Corps Tactical School dans les années 1920. C’est précisément l’apport de cette Anthologie  : faire connaître des auteurs secondaires dont le nom était parfois cité dans les ouvrages, mais dont les écrits étaient oubliés ou indisponibles (Paul Armengaud, par exemple, un des pères conceptuels de l’armée de l’Air française, ou les Russes Artur Mednis ou Alexandr Lapchinsky pour l’aviation d’assaut, ou encore Robert Knauss, ancien commandant de la Luftkriegsakademie, concepteur de la Luftwaffe). Grâce à une connaissance plus précise de l’évolution de la pensée aérienne, l’Anthologie permet de sortir de cette dichotomie, qui ne servait plus qu’à polariser une opposition, devenue stérile, entre puissance aérienne tactique et puissance aérienne stratégique.

Le second apport de l’Anthologie réside dans le rassemblement de textes peu connus de stratégistes de premier plan comme l’amiral Castex et Basil Liddell Hart ou d’universitaires comme Raymond Aron ou Edward Luttwak. Cela permet de replacer le débat sur la puissance aérienne dans le cadre plus large de la science stratégique ou de l’étude des relations internationales.

L’ampleur du volume montre la vitalité historique du champ, la diversité des contributions, mais aussi leur provenance mondiale. L’Anthologie présente plus de 80 textes. Qu’ont-ils en commun ?

Cette Anthologie a en effet retenu 81 textes rédigés par 67 auteurs issus d’aires culturelles distinctes et à des époques différentes. Le choix des textes résulte avant tout de la volonté de présenter la plus grande diversité d’approche possible du champ relatif à la stratégie aérienne. Il cherche à rendre compte tant de la largeur du spectre de l’emploi de la puissance aérienne que de la variété du débat engendré par son emploi sur le champ de bataille, mais aussi dans le cadre plus large des relations interétatiques.

Il faudrait établir une taxinomie précise des différents discours sur la puissance aérienne. Hervé Coutau-­Bégarie, toujours, avait principalement différencié une méthode historique inspirée de la Sachkritik de Delbrück et une méthode réaliste qui s’appuie sur le primat de la technique et raisonne en termes de procédés. Le Soviétique Georgii Isserson est par exemple un représentant de l’école historique, car il développe son concept d’opération dans la profondeur en étudiant les opérations allemandes de 1918. Claire Chennault, le légendaire chef des Tigres volants pendant la Deuxième Guerre mondiale, utilise la méthode réaliste lorsqu’il étudie, au début des années 1930, la faisabilité d’une défense aérienne fondée sur l’aviation de chasse.

Un autre classement pourrait s’appuyer sur le cadre conceptuel, établi par le politiste américain Robert Pape, pour analyser les stratégies aériennes. Il utilise trois facteurs pour les distinguer et les évaluer : les cibles (type de cibles, tempo de l’action), le mécanisme (processus qui conduit au changement d’attitude de l’adversaire) et le résultat politique (échec ou réussite de l’action) (2). Nous pourrions ainsi classer les textes selon que leurs auteurs proposent de détruire des objectifs du champ de bataille, des centres démographiques, etc., puis selon que l’effet recherché est la destruction de l’armée ennemie, de son système économique… ou de le dissuader d’agir.

Mais comment classer l’emploi de l’aviation de transport dans une version rénovée de la « manœuvre sur réseau de places » envisagée par Camille Rougeron (1893-1980) ou l’exploitation des capteurs ISR des drones et des avions habités dans le cadre de la contre-insurrection ? En vérité, la largeur du spectre d’emploi de la puissance aérienne interdit la recherche d’un dénominateur commun, car l’avion apparaît comme un « objet dépendant », au sens de Martin Heidegger, et son action n’a de sens qu’en étant insérée dans le « système technicien » de la guerre.

Existe-t-il une sociologie du stratégiste et du stratège de l’air ?

C’est une question qui mériterait, en effet, d’être étudiée. Quels sont les facteurs sociologiques qui poussent un Mitchell, général de l’armée américaine, à défendre l’aviation militaire jusqu’à passer en cour martiale ou un Rougeron, ingénieur du génie maritime, à affirmer : « Tout navire de guerre qui ne vole pas sera mort », ou encore un Gérardot, chef d’état-­major de l’armée de l’Air, à publier une Instruction sur l’emploi des forces aériennes sans autorisation de l’état-­major de la défense nationale, provoquant ainsi l’ire de la plus haute autorité militaire de l’époque, le général Juin ?

Incontestablement, ce sont des hommes qui se sont opposés au pouvoir militaire dominant tenu par des représentants de l’armée de terre ou de la marine. Nous retrouvons donc chez ces stratégistes aériens l’une des caractéristiques de l’intellectuel tel qu’il a été défini, par exemple, par Alain Minc, c’est-à‑dire quelqu’un qui « prend place pour un face-à‑face avec le pouvoir » et « cet affrontement définit son identité autant que le travail de création  ».

D’autres facteurs sociologiques pourraient être déterminés, comme la participation des stratégistes aériens à la production des savoirs doctrinaux et conceptuels de leur armée. Le général Armengaud est ainsi membre de la commission de rédaction du Règlement de manœuvre de l’aéronautique en 1932.

Par définition, le milieu aérien impose l’usage de la technique et de la technologie, au risque de déconsidérer ce qui touche à la stratégie. Le stratège aérien est-il celui qui parvient à faire la synthèse de ces deux aspects ?

De Clément Ader, inventeur prolifique, à John Boyd, qui travailla avec le mathématicien Thomas Christie sur la théorie de la maniabilité énergétique, en passant par Giulio Douhet, qui étudia, avant de s’intéresser à l’aviation, le comportement des gaz par basse température, l’aviateur est marqué par son goût pour la technique.

La place de celle-ci est effectivement centrale dans la guerre aérienne. Un aviateur américain, Brian O’Neil, utilise une image assez parlante pour exprimer son influence. Il assimile la technique à l’une des quatre forces principales qui s’exercent sur un avion en vol – la poussée – tandis que la contrainte des ressources disponibles est assimilée à la traînée et que l’adaptation de l’ennemi est comparée au poids, la guerre aérienne étant créée par la portance (3). La furtivité, dont David Deptula est un des tenants, constitue un bel exemple de ce que la technique peut apporter à la puissance aérienne, mais aussi de la façon dont l’innovation est freinée par les coûts et l’adaptation de l’ennemi, avec par exemple des radars à basse fréquence.

Dans ce contexte, quelle est la place des concepts et des stratégies ? L’historien américain David MacIsaac a affirmé que les théoriciens n’avaient eu, selon lui, qu’une influence limitée, car les effets de la technique et l’action des praticiens avaient, dès le début, joué un plus grand rôle que les idées. Mais, en fait, comme l’a montré Paul Edwards dans Un monde clos, la technique est une construction sociale. Elle n’est que la matérialisation d’un concept ou d’une stratégie conçue par une intelligence humaine. Comme au temps de la recherche opérationnelle de Robert Watson-­Watt autour du radio direction finding, qui reviendra le radar, il faut donc que la pensée conceptuelle oriente l’innovation et donne du sens à la technique. Plus le progrès technique et scientifique est important et rapide, plus il a besoin d’être piloté par le stratège aérien qui doit, par sa compréhension globale des mutations des formes de la guerre, imaginer l’emploi futur de l’arme aérienne.

« Faire » de la stratégie aérienne aujourd’hui implique de travailler avec nombre de concepts ayant une forte charge technologique : pas d’opérations multidomaines sans « clouds de combat » et autres liaisons de données. Le techno-­capacitaire peut-il encore laisser un espace d’expression au stratège de l’air ?

Cette question pose deux problèmes : celui, tout d’abord, de la place du techno-­capacitaire dans la stratégie aérienne et, ensuite, celui de la dilatation de l’espace stratégique. Pour le premier point, la stratégie des moyens, dont fait partie la stratégie génétique, pour reprendre une formulation du général Poirier, fait partie intégrante du raisonnement stratégique. Ce n’est pas spécifique à la matière aérienne, même si, comme nous l’avons dit, la technique joue dans le milieu aérien, comme dans l’espace extra-­atmosphérique, un rôle central.

Ensuite, la dilatation de l’espace stratégique a conduit à un nouveau concept : le multidomaine, qui n’est que le dernier avatar de l’interarmées qui s’appliquait lorsque la conflictualité se limitait à la terre, à la mer et à l’air. Comme sa précédente formulation, il traduit la nécessité de coordonner l’emploi de la force armée dans les différents milieux : terre, mer, air, espace extra-atmosphérique et cyberespace. Or il faut rappeler que c’est la création de l’armée de l’Air, en 1933, qui a donné naissance à l’interarmées. Auparavant, l’action des forces terrestres et navales ne s’exerçant que dans des milieux distincts dont l’interface se limitait à une étroite bande côtière, elle ne nécessitait que rarement une coordination. Seule l’apparition de moyens indépendants, appliquant indifféremment leurs effets à la surface de la terre ou des mers, a exigé la création d’une instance supérieure ayant autorité pour répartir les moyens et fixer les missions.

En France, l’établissement pour la première fois d’un ministère de la Défense nationale a eu lieu en février 1932, à un moment où le processus de création de l’armée de l’Air était en voie de finalisation. Ce nouveau département ministériel avait autorité sur trois secrétariats d’État : Guerre, Marine et Air. Il fut, en outre, doublé, en mars 1932, par la mise sur pied d’un haut comité militaire rassemblant les chefs militaires de la Guerre, de la Marine et des forces aériennes. C’est lui qui par son approbation, en mars 1933, de la nouvelle doctrine aérienne ouvre la voie à la création de l’armée de l’Air en réduisant les dernières oppositions institutionnelles à l’indépendance organique des forces aériennes.

Cette histoire de la création de l’armée de l’Air montre que les aviateurs sont depuis l’origine au cœur du processus interarmées. Dès lors, le stratège de l’air est « nativement » capable d’envisager les questions dans une perspective interarmées ou multidomaine.

La question est évidemment très subjective ; mais quel est le stratège ou le stratégiste de l’air dont les apports vous semblent sous-évalués ?

Ferdinand Otto Miksche (1905-1992) sans doute. Aujourd’hui presque complètement oublié, il fut un brillant stratégiste qui, le premier, analysa la Blitzkrieg allemande, qui fut le père conceptuel de l’opération « Overlord » et qui, enfin, fut un grand critique de la stratégie nucléaire américaine des années 1950, car, pour lui, la menace des représailles massives ne pouvait conduire qu’à un suicide collectif.

En 1943, dans un ouvrage intitulé Paratroupes, il imaginait des corps aériens comprenant de l’aviation de chasse, des bombardiers horizontaux, des bombardiers en piqué, des unités de reconnaissance et une division parachutiste. Il s’agissait pour lui de former de grandes unités aériennes qui comportaient des éléments de toutes les spécialités de même que les corps d’armée disposent de blindés, d’infanterie, d’artillerie, etc. Aujourd’hui encore, on voit bien que ce modèle de corps aérien peut avoir un certain avenir dans le cadre des guerres expéditionnaires.

Le travail réalisé pour l’Anthologie est déjà considérable, mais, dans une hypothétique deuxième édition, quels seraient les auteurs que vous voudriez voir traités ? Des Indiens, des Chinois, qui semblent assez conceptuellement dynamiques ?

Effectivement, il faudrait poursuivre ce chantier en entreprenant, sur le modèle de ce qu’Hervé Coutau-­Bégarie avait engagé avec la série consacrée à l’Évolution de la pensée navale, une Évolution de la pensée aérienne. Cela permettrait d’inclure des stratégistes déjà identifiés, comme le général roumain Anton, ou des aviateurs polonais, comme Stanislaw Jasìnski, ou encore des stratégistes plus récents, comme l’américain Ernest May qui a travaillé sur l’emploi de la puissance aérienne au profit de factions opposées à un gouvernement ennemi.

Ce chantier s’inscrit dans le renouveau des recherches théoriques sur la stratégie aérienne. Nous pouvons citer James Sterrett sur la doctrine aérienne soviétique ou Tami Biddle sur le bombardement stratégique dans la pensée américaine et britannique, ou encore l’ouvrage récent de Philippe Steininger sur les fondamentaux de la puissance aérienne.

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