Magazine Carto

Mer Noire : un espace maritime stratégique bordé de conflits

Alors que les combats reprennent dans l’est ukrainien, la région du Donbass apparaît plus que jamais comme l’un des points chauds de la géopolitique européenne. L’Ukraine cherche de nouveaux appuis et renforce son partenariat avec la Turquie, dans un contexte de blocage des négociations diplomatiques. Plus globalement, la mer Noire est une région aux enjeux hautement stratégiques, entre transit énergétique, luttes d’influence et conflits persistants.

Les « bruits de bottes » se font de nouveau entendre dans le Donbass. Selon l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), les violations du cessez-le-feu signé le 22 juillet 2020 sont de plus en plus nombreuses en 2021 (1). Au printemps, la Russie a massé près de 100 000 soldats le long de la frontière, contribuant à une dangereuse escalade qui inquiète la communauté internationale. Le conflit, qui a commencé en 2014 dans la foulée de la révolution de Maïdan et qui a abouti à la scission du Donbass entre Ukraine et Russie, s’enlise en dépit des efforts du président ukrainien Volodymyr Zelensky (depuis 2019) pour relancer l’accord de Minsk II signé en 2015 sous l’égide de la France et de l’Allemagne. Cette guerre, qui a fait plus de 15 000 morts et 30 000 blessés, pose la question du sort des populations civiles, avec l’exil de 2,5 millions de personnes vers une autre région du pays ou la Russie, alors que l’est ukrainien devient une terre de mines, marquant le territoire pour des années.

Diplomatie ukrainienne

L’Ukraine, qui dispose de l’appui des Européens et des États-Unis, cherche également à diversifier ses partenariats diplomatiques. Elle se rapproche ainsi significativement de la Pologne, malgré des différends mémoriels hérités de la Seconde Guerre mondiale. Le grand nombre de travailleurs frontaliers ukrainiens (quelque 2 millions d’Ukrainiens possèdent un permis de travail polonais), une opposition au gazoduc Nord Stream 2 ainsi que d’importantes relations commerciales contribuent à rapprocher les deux pays, de même qu’une méfiance commune à l’égard du puissant voisin russe, facteur qui joue aussi dans le lien avec les pays baltes.

Le président ukrainien s’est également rendu en avril 2021 en Turquie, confirmant un rapprochement déjà esquissé depuis 2019, et visant à approfondir la coopération militaro-industrielle. L’attitude de la Turquie vis-à-vis de la Russie est ambiguë : bien que les deux États se rejoignent sur certains points (intérêts économiques, ton critique à l’égard des pays occidentaux), les tensions existent. Les rivalités sont également fortes en Asie centrale et dans le Caucase, une autre région où les turcophones sont nombreux, que convoite Ankara dans sa stratégie d’affirmation internationale, mais que la Russie considère toujours comme son pré carré dans le contexte postsoviétique. Dans le dossier ukrainien, la Turquie n’a pas reconnu l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, et elle y soutient les Tatars, une minorité musulmane discriminée. L’appui apporté par Ankara à l’Ukraine refroidit un peu plus ces relations turco-russes : Moscou a annoncé dans la foulée la suspension des vols vers la Turquie, officiellement pour des raisons sanitaires.

Détroits stratégiques

La crise du Donbass met en évidence les enjeux géopolitiques de la mer Noire. Bordée par la péninsule Anatolienne au sud, le Caucase et la Russie à l’est, l’Ukraine au nord et des pays européens à l’ouest, le Pont-Euxin des Grecs anciens, longtemps sous influence ottomane, est un carrefour stratégique, à l’articulation de l’Europe, du Moyen-Orient et de l’Asie, et a été disputé au cours de l’histoire. Plusieurs acteurs y déploient une lutte d’influence. La Turquie contrôle l’accès à cette mer fermée par le verrou des détroits du Bosphore et des Dardanelles qui sont sous sa souveraineté et dont elle réglemente le passage. Pour la Russie, elle représente la voie vers les mers chaudes par la mer d’Azov et le détroit de Kertch qu’elle contrôle depuis l’annexion de la Crimée, au grand dam de l’Ukraine pour qui c’est un passage commercial indispensable. La Russie a multiplié au printemps 2021 les manœuvres maritimes depuis sa base de Sébastopol, tandis que l’Ukraine et la Géorgie se rapprochent de l’OTAN, et que les États-Unis déploient en juin un destroyer de la VIe flotte, l’USS Laboon.

La région est fragilisée par de nombreux conflits actifs, enlisés ou gelés, hérités pour une bonne part de la dislocation de l’URSS en 1991. La question de la Transnistrie, territoire russophone de l’est de la Moldavie sécessionniste et désireuse de se rattacher à la Russie, n’est pas réglée. Le Caucase est également déstabilisé, avec la guerre dans le Haut-Karabagh en 2020. Depuis le conflit russo-géorgien de 2008, la situation reste tendue entre la Géorgie et ses deux territoires séparatistes autoproclamés indépendants en 1992, l’Ossétie du Sud (au centre-nord du pays) et l’Abkhazie (à l’ouest, sur la façade maritime). Les régions de conflit sont à l’origine de zones grises propices au développement de divers flux informels et à l’essor du crime organisé. La mer Noire est ainsi une plaque tournante qui voit transiter divers trafics d’armes et de stupéfiants, comme en témoignent les importantes saisies de cocaïne et d’héroïne des dernières années (2).

Enjeux énergétiques et environnementaux

Sa situation intermédiaire entre les gros consommateurs européens et la Russie, deuxième producteur mondial de gaz naturel, en fait un couloir de transit énergétique majeur. La mer Noire est ainsi traversée par le Blue Stream. Le Turkish Stream, soutenu par le Kremlin, entre Anapa et Kiyikoy, qui permettrait à la Russie de contourner l’Ukraine, a été lancé en janvier 2020 par les présidents Vladimir Poutine (depuis 2012) et Recep Tayyip Erdogan (depuis 2014), au détriment du South Stream, qui devait relier la Russie à la Bulgarie, abandonné en raison des tensions russo-­européennes. La Turquie conforte ainsi son rôle majeur dans le transit énergétique, avec l’oléoduc BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan) et l’inauguration en 2019 du gazoduc TANAP entre la Géorgie et la Grèce. Les annonces turques de septembre 2020 et juin 2021 de gisements de gaz renforcent l’importance stratégique de la mer Noire. De plus, sans être située sur les plus grandes routes mondiales, elle est devenue un point de passage essentiel pour les échanges maritimes. Le trafic qui emprunte les détroits turcs est ainsi particulièrement dense, notamment au niveau du Bosphore.

La région suscite enfin des enjeux environnementaux. Avec 430 400 kilomètres carrés, la mer Noire présente à la fois une grande richesse biologique et une importante fragilité. Très fréquentée et bordée par de nombreuses installations industrielles, elle est soumise à des sources de pollution telles que les rejets fluviaux (Danube, Dniepr, Don), les marées noires, l’accumulation de plastiques ou de mercure, qui affectent des écosystèmes particulièrement remarquables, à l’instar du delta du Danube, et se retrouvent piégés dans cette mer quasi fermée. Le développement rapide de la « morve de mer » depuis la mer de Marmara inquiète les autorités turques et menace gravement la biodiversité côtière en Turquie. Malgré la signature de la convention de Bucarest en 1992 pour protéger la mer Noire, les enjeux environnementaux restent largement au second plan. 

<strong>La mer Noire, au coeur des puissances régionales</strong>
<strong>Le conflit dans l’est de l’Ukraine</strong>

Notes

(1) Les violations du cessez-le-feu sont suivies par l’OSCE Special Monitoring Mission to Ukraine, avec des rapports réguliers sur : www​.osce​.org/​s​p​e​c​i​a​l​-​m​o​n​i​t​o​r​i​n​g​-​m​i​s​s​i​o​n​-​t​o​-​u​k​r​a​ine

(2) Ben Crabtree, « Black Sea : A rising tide of illicit business ? », Global Initiative against Transnational Organized Crime, 1er avril 2020.

(3) Commission on the Protection of the Black Sea Against Pollution, Black Sea State of Environment Report 2009-2014/5, 2019.

Article paru dans la revue Carto n°66, « Jeux d’argent & Casinos  », Juillet-Août 2021.

À propos de l'auteur

Laura Margueritte

Cartographe pour les magazines Carto et Moyen-Orient.

À propos de l'auteur

Clara Loïzzo

Professeure de chaire supérieure au lycée Masséna de Nice et membre du jury de l’agrégation interne d’histoire-géographie.

0
Votre panier