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Frontière États-Unis/Mexique : une militarisation bipartisane à fort intérêt industriel

Pourtant, la militarisation fait l’objet d’oppositions féroces. Les ONG de défense de l’environnement s’opposent à la construction de barrières. Les préoccupations environnementales rejoignent celles des tribus amérindiennes, comme les Tohono O’odhams en Arizona, dont les terres ancestrales s’étendent des deux côtés de la frontière. L’opposition se manifeste aussi devant les tribunaux. Le long du Rio Grande, des propriétaires ont contesté les 77 avis d’expropriation émis par CBP. Le financement du mur suscite aussi des batailles juridiques qui remettent en cause la séparation des pouvoirs en matière de dépenses publiques aux États-Unis.

Plus largement, cette politique anti-migrants a contribué dans les années 2010 à mobiliser les communautés migrantes et les citoyens hispaniques. En Arizona, par exemple, LUCHA (Living United for Change in Arizona) s’est formé dans la foulée de l’adoption de la loi SB1070 et s’est renforcé lors des campagnes de lutte contre Joe Arpaio, le shérif de Phoenix. LUCHA a contribué à faire battre cette figure de proue du combat anti-migrants en 2016, grâce à une campagne d’inscription sur les listes électorales des citoyens hispaniques et au soutien apporté aux candidates démocrates. En 2020, les grands électeurs de l’Arizona ont également basculé du côté démocrate pour la première fois depuis 1996.

Articuler murs physiques et virtuels

La militarisation de la zone frontalière constitue surtout, depuis les années 1980 (et plus encore depuis les années 2000), un laboratoire pour tester de nouvelles technologies de contrôle à distance, dans une collaboration entre agences fédérales, militaires et industriels de défense et de sécurité. À l’heure des alternances politiques, le débat tactique porte moins sur l’opportunité ou non de militariser la frontière que sur le choix du type de renforcement (physique ou virtuel) à financer. Dans les deux cas, ces investissements constants sont une aubaine pour de nombreuses entreprises. Entre 2008 et 2020, le gouvernement fédéral a ouvert près de 106 000 appels d’offres pour un montant de 55 milliards de dollars, plus que pour la période 1975-2002 (6).

L’administration Trump s’est concentrée sur le nombre de kilomètres à murer. En janvier 2017, 654 miles (1052 km) étaient équipés de barrières. En octobre 2020, CBP estimait les nouvelles constructions « réalisées » à 341 miles (549 km) (7). Ces chiffres sont contestés, car ils ne permettent pas de distinguer les constructions nouvelles du remplacement de barrières existantes. D’autres sources considèrent qu’en réalité seuls 30 miles (48 km) auraient été nouvellement érigés et que 157 miles (252 km) seraient planifiés. Cet investissement intéresse au premier chef les entreprises de construction. L’une d’elles, Fisher Sand and Gravel, du Dakota du Nord, sélectionnée pour le premier appel d’offres concernant des prototypes de murs près de San Diego en mars 2018, était dans les petits papiers de Donald Trump qui aurait tenté d’œuvrer pour que les ingénieurs de l’armée la choisissent (8).

En 2020, beaucoup de démocrates ont défendu l’idée d’un « mur virtuel ». Treize entreprises jouent un rôle important dans la surveillance et le contrôle migratoire : CoreCivic, Deloitte, Elbit Systems, GEO Group, General Atomics, General Dynamics, G4S, IBM, Leidos, Lockheed Martin, L3Harris, Northrop Grumman et Palantir. Elles entendent bien répondre aux appels d’offres à venir sur la gestion et l’infrastructure des centres de détention, d’outils de surveillance, de caméras et de capteurs ou de rayons X aux points de passages frontaliers. L’analyse des donations individuelles et de celles faites par l’intermédiaire de Political Action Committees (PAC) démontre que Joe Biden, mais aussi des élus démocrates dans les commissions Homeland Security ou Appropriations du Congrès, ont reçu plus de contributions de ces entreprises que les républicains (9). Les entreprises d’audit et d’informatique comme Deloitte, IBM et Palantir ont fortement soutenu les démocrates. Loin de mettre un terme à la militarisation de la zone frontalière, il est donc fort probable que la nouvelle administration mise davantage sur ces moyens discrets de contrôle avec toujours la même logique de gérer les migrations à distance, par contrats avec des entreprises, tout en démontrant la capacité de contrôle de l’État fédéral. Joe Biden lui-même a par le passé soutenu le Secure Fence Act de 2006 avec son objectif de murer certains pans de la frontière et approuvé les renvois massifs organisés par l’administration Obama. La gestion sécuritaire des migrations et de la frontière est donc bien un enjeu bipartisan à fort intérêt industriel, malgré des rhétoriques politiques différentes.

Notes

(1) U.S. Customs and Border Protection, « Stats and Summaries » (https://​www​.cbp​.gov/​n​e​w​s​r​o​o​m​/​m​e​d​i​a​-​r​e​s​o​u​r​c​e​s​/​s​t​a​t​s​?​t​i​t​l​e​=​B​o​r​d​e​r​+​P​a​trol).

(2) Douglas S. Massey, « Immigration policy mismatches and counterproductive outcomes : unauthorized migration to the US in two eras », Comparative Migration Studies, vol. 8, no 1, décembre 2020, p. 1-27.

(3) Wayne A. Cornelius et Idean Salehyan, « Does border enforcement deter unauthorized immigration ? The case of Mexican migration to the United States of America », Regulation & Governance, vol. 1, no 2, 2007, p. 139-153.

(4) Peter Andreas, Border games : Policing the U.S.-Mexico Divide, Ithaca, Cornell University Press, 2012.

(5) Leo R. Chavez, The Latino Threat : Constructing Immigrants, Citizens, and the Nation, Redwood City (CA), Stanford University Press, 2013.

(6) Todd Miller, « More than a Wall : Corporate profiteering and the militarization of US borders », rapport du Transnational Institute (Amsterdam), 16 septembre 2019.

(7) U.S. Customs and Border Protection, « Border Wall System » (https://​www​.cbp​.gov/​b​o​r​d​e​r​-​s​e​c​u​r​i​t​y​/​a​l​o​n​g​-​u​s​-​b​o​r​d​e​r​s​/​b​o​r​d​e​r​-​w​a​l​l​-​s​y​s​tem).

(8) Priscilla Alvarez, Clare Foran et Ryan Browne, « Company touted by Trump to build the wall has history of fines, violations », CNN, 31 mai 2019 (https://​edition​.cnn​.com/​2​0​1​9​/​0​5​/​3​1​/​p​o​l​i​t​i​c​s​/​f​i​s​h​e​r​-​s​a​n​d​-​a​n​d​-​g​r​a​v​e​l​-​l​e​g​a​l​-​h​i​s​t​o​r​y​-​b​o​r​d​e​r​-​w​a​l​l​/​i​n​d​e​x​.​h​tml).

(9) Todd Miller et Nick Buxton, « Biden’s border. The industry, the Democrats and the 2020 elections », Policy Briefing du Transnational Institute (Amsterdam), 17 février 2021.

Légende de la photo en première page : Le nouveau système de mur frontalier près de McAllen, au Texas, le 30 octobre 2020. L’immigration et la sécurité aux frontières — incarnée par le mur qui sépare en plusieurs endroits les États-Unis du Mexique —, ont été la clé de voûte de la victoire du candidat Donald Trump en 2016, et pourraient être, selon certains républicains, la voie de retour au pouvoir lors des futures élections, dès les législatives de mi-mandat de 2022. Pour les conservateurs, c’est LE sujet par excellence : il permet à la fois de mobiliser leur base (jusqu’à un certain point) et d’exacerber les divisions au sein du parti démocrate. (© Jerry Glaser/USCPB)

Article paru dans la revue Diplomatie n°109, « Géopolitique des frontières », Mai-Juin 2021.
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