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Le sentiment anti-français en Afrique

Le sentiment est un objet d’étude difficile à mesurer car il relève davantage de la passion que de la raison. L’analyse scientifique d’un sentiment anti-français ne peut donc être qu’approximative et facilement biaisée, notamment au niveau des « sondages » sur lesquels certains articles se fondent pour développer le sujet. C’est pourquoi les observateurs se contentent souvent de rapporter des faits, c’est-à-dire des manifestations, des slogans ou des déclarations accréditant effectivement l’idée selon laquelle l’image de la France se dégraderait dans l’opinion des Africains.

Cette généralisation impose une exploration plus fine, à la fois dans l’espace et dans le temps, parce que, d’une part, les opinions hostiles à la France en Afrique sont inégales selon les pays et, d’autre part, elles remontent parfois à des périodes bien antérieures à l’actualité récente.

Ce qui est visible : les manifestations

On évitera une recension exhaustive de tous les incidents graves ayant mis en cause la présence française dans l’un des pays d’Afrique de l’Ouest, et on ne retiendra que quelques situations emblématiques où l’animosité a été vive. Chacune relève de facteurs particuliers, différents les uns des autres.
Dans l’ancienne Afrique occidentale française, l’un des premiers foyers de contestation idéologique fut la Haute-Volta (aujourd’hui Burkina Faso) à partir de 1983. Les concepts d’anticolonialisme et d’anti-impérialisme furent popularisés par Thomas Sankara, qui s’en était imprégné lors de son séjour d’études à l’académie militaire d’Antsirabe (Madagascar) en 1972, lorsque la Grande Île allait basculer dans le camp soviétique. Après avoir pris le pouvoir le 4 août 1983 à Ouagadougou, il entreprit des réformes de fond qui révolutionnèrent le pays, notamment en remplaçant l’autorité coutumière des chefs traditionnels par les Comités de défense de la république (CDR), composés essentiellement de jeunes gens. Cette jeunesse allait rapidement quadriller le pays par d’innombrables check-points où les contrôles étaient peu amènes avec les étrangers, notamment les Français. Les échanges du 17 novembre 1986 entre François Mitterrand et Thomas Sankara soulignèrent un sérieux « coup de froid » dans les relations franco-africaines (1), mais les violences physiques à l’encontre des ressortissants français furent globalement évitées.

Moins de vingt ans plus tard, c’est en Côte d’Ivoire, pays natal de la « Françafrique », qu’ont éclaté des manifestations anti-françaises particulièrement violentes et répétitives. Elles ont débuté avant l’arrivée au pouvoir du leader socialiste et nationaliste Laurent Gbagbo : en juillet 2000, les « jeunes patriotes » de la FESCI (Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire) et de Charles Blé Goudé avaient apporté leur soutien au général putschiste Robert Guéï en assiégeant l’ambassade de France (2). Les mêmes manifestants avaient ensuite chahuté le ministre français des Affaires étrangères, Dominique de Villepin, le 3 janvier 2003 (3), puis avaient de nouveau pris la France pour cible après les accords de Linas-Marcoussis fin janvier 2003, avec quelques violences et des banderoles étonnantes (« USA is better »). Les années 2003-2004 ont été marquées par un déchaînement anti-français paroxystique, avec le fameux slogan de Charles Blé Goudé « À chaque Ivoirien son Français », et surtout l’assassinat du journaliste correspondant de RFI Jean Hélène, victime d’une campagne qui visait explicitement les Français, puisque certains médias avaient publié les noms, adresses, immatriculations d’un grand nombre d’entre eux. En Côte d’Ivoire, le sentiment anti-français qui allait prévaloir jusqu’à la chute de Laurent Gbagbo en avril 2011 avait donc donné lieu à des voies de fait et de nombreuses atteintes physiques aux personnes et aux biens.

Début mars 2021, à Dakar, le ressentiment (est-ce le bon mot ?) anti-français a pris une autre tournure : ce sont les intérêts économiques français qui ont été visés, et souvent saccagés et pillés. La chaîne Auchan a été la cible des jeunes émeutiers, au motif que les supermarchés regorgeaient de produits alimentaires pendant que les Sénégalais avaient faim. Les groupes Eiffage et Orange ont été accusés de pratiquer des tarifs prohibitifs, et la multinationale géante Total a été soupçonnée d’avoir obtenu des marchés de manière douteuse (4). Le lien entre les objectifs frappés et la situation sociopolitique nationale venait de l’affaire Ousmane Sonko, opposant politique incarcéré pour des soupçons d’agression sexuelle. La France était pointée du doigt pour des raisons qui rappelaient les décennies antérieures, au temps où la voix de l’Élysée passait pour murmurer à l’oreille des présidents africains.

Mais les signes les plus éloquents et les mieux exploités médiatiquement ont été les manifestations, parfois violentes, qui ont éclaté au Sahel depuis novembre 2021 contre la présence française de Barkhane : blocages de convois militaires à Kaya (Burkina Faso) le 18 novembre 2021, à Téra (Niger) le 27 novembre 2021, et à Ansongo (Mali) le 20 janvier 2022. À chaque fois, des centaines (des milliers ?) de manifestants, criant « À bas Barkhane, à bas la France » et parfois « Vive la coopération Mali-Russie », ont surgi dans des zones rurales habituellement à l’abri des soubresauts politiques des capitales. Ces heurts violents, qui ont fait plusieurs victimes, comme à Téra, illustrent des capacités d’organisation et une puissance de conviction qu’il serait imprudent de ne relier qu’à des manipulations étrangères.

De la raison à la passion

Une relecture attentive de ces événements laisse transparaître, même de manière ténue, un soubassement idéologique relativement cohérent : la critique marxiste du néocolonialisme est clairement exprimée, du moins par les élites, au Burkina Faso de Thomas Sankara ; le nationalisme, parfois teinté de panafricanisme, émerge à fleur de peau en Côte d’Ivoire sous Laurent Gbagbo ; la dénonciation des intérêts français éclate au Sénégal ; la condamnation des ingérences militaires françaises est exacerbée au Sahel.

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