Point de vue

La diplomatie triangulaire en Amérique centrale

Les chefs d'Etat participant au Sommet des Amériques à Los Angeles, le 10 juin 2022 (Photo Anna Moneymaker/Getty Images/AFP)

La Maison-Blanche pourrait intégrer les principales demandes des institutions régionales d’Amérique centrale (CCJ, SICA, PARLACEN, BCIE, etc.) dans un accord de grande envergure, inspiré de l’engagement sur les migrations signé lors du Sommet des Amériques qui s’est tenu en juin dernier à Los Angeles, afin d’obtenir un soutien et de pouvoir concrétiser sur le terrain son initiative phare sur les migrations, le « Plan Amérique centrale » – plus de 4 milliards de dollars – coordonné par la vice-présidente Kamala Harris. Cette formule diplomatique permettrait de mettre en œuvre un puissant agenda commun d’infrastructures sociales et de relance économique, tout en évitant les critiques internes actuelles – l’accord et le consensus sont sans intérêt dans l’ère mondiale actuelle de polarisation politique – que subissent à parts égales les gouvernements de la zone et les États-Unis. Entretemps, dans l’UE, les dirigeants de la France, de l’Espagne et de l’Allemagne revoient leurs politiques dans la région, qui revêt une nouvelle valeur géostratégique face à la crise énergétique provoquée par la guerre en Ukraine et la montée en puissance de la Chine en Amérique latine.

Tant au Capitole qu’à la Maison-Blanche, on perçoit que l’initiative phare de la campagne électorale 2020 de l’actuel président Biden pour freiner l’immigration illégale (le « plan Amérique centrale ») est sérieusement compromise. Le pari démocrate, plus de 4 milliards de dollars d’infrastructures et de programmes sociaux, n’a toujours pas démarré malgré sa coordination depuis mars 2021 par la vice-présidente Kamala Harris, ses plus proches conseillers et une équipe de hauts fonctionnaires du département d’État. La première visite à l’étranger de la vice-présidente Harris au Guatemala en juin 2021 s’est injustement soldée par un fiasco. Une simple phrase lors de la conférence de presse conjointe avec les autorités locales, « Ne venez pas », adressée aux migrants d’Amérique centrale sur la route dangereuse vers les États-Unis, a éclipsé toutes les importantes réussites et avancées de cette visite minutieusement préparée par ses conseillers. Quelques mois plus tard, pour ne rien arranger, malgré les assurances des autorités guatémaltèques, le procureur général chargé de la lutte contre la corruption s’exilait aux États-Unis. Plusieurs juges et procureurs qui avaient eu l’audace d’exercer au Guatemala avait déjà trouvé asile à Washington.

Kamala Harris a été confrontée à un problème de fond depuis que le président Biden l’a chargée de coordonner le « Plan Amérique centrale », baptisé lors de sa présentation le « Plan de Biden pour construire la sécurité et la prospérité en partenariat avec les peuples d’Amérique centrale ». La situation en 2022 est bien pire qu’en 2008, lorsque le président de l’époque, Barack Obama, avait confié les relations avec l’Amérique centrale à son vice-président Biden. La présidence Trump, avec sa décision de stopper les aides aux États de la zone, ainsi que sa tolérance envers les gouvernements corrompus – le cas du Honduras est paradigmatique – a amené la situation à un point que certains estiment de « non-retour ». La pandémie de Covid-19 et le changement climatique ont accéléré l’effondrement économique, l’insécurité des citoyens et l’instabilité politique.

Nayib Bukele, le président salvadorien « millenial », défie ouvertement les États-Unis avec son pari sur le bitcoin et son alliance avec la Chine communiste tout en déployant – avec le soutien de près de 90 % de la population – une guerre implacable contre les gangs. Xiomara Castro, la nouvelle présidente de gauche du Honduras – en poste depuis à peine dix mois – doit faire face à l’héritage empoisonné de son prédécesseur Juan Orlando Hernández, le président hondurien sortant et principal allié de l’administration Trump dans la région, qui doit répondre aux graves accusations de complicité avec les cartels de la drogue mexicains devant un tribunal de New York. Giammattei, président guatémaltèque conservateur et premier interlocuteur de la Maison-Blanche démocrate en Amérique centrale, a pointé du doigt la vice-présidente Harris, quelques jours après sa visite dans le pays susmentionnée, à la suite de la fuite pendant la nuit du procureur général chargé de la lutte contre la corruption guatémaltèque. L’accusation (qui n’a pas encore été prouvée) de corruption par des hommes d’affaires russes a fini par enfoncer sa crédibilité dans l’actuelle Maison-Blanche. 

L’administration Biden/Harris a annoncé après la prise de possession sa décision de concentrer l’aide des États-Unis à l’Amérique centrale sur la société civile. Cette idée s’est avérée irréalisable dans la pratique. Dans « The New Yorker », un des principaux hebdomadaires américains, un ancien ministre d’Amérique centrale a averti que cette idée « romantique » n’était qu’une chimère. En Amérique centrale, comme en Afrique et dans une grande partie de l’Asie, les États – ainsi que les institutions multilatérales – sont la clé de toute stratégie d’intervention. La société civile du Guatemala, du Honduras ou du Salvador est à des années-lumière de la force des sociétés civiles des États-Unis, de la France ou de l’Espagne. C’est le triste héritage de décennies de conflits armés et de dictatures militaires sanglantes. En outre, alors que l’opposition et les manifestations contre le « Plan Amérique centrale » se multiplient dans la région, un autre fait prend de l’ampleur. L’euphémisme baptisé « déficit démocratique » de l’initiative des États-Unis. Un conseiller à Washington, expert de la région, l’a expliqué ainsi : « Le despotisme éclairé du « tout pour le peuple, rien par le peuple » a pris fin en 1789 sur la guillotine à Paris ». La réalité (décevante) est que pas un seul gouvernement ou parlement dans les trois États du prétendument bénéficiaire et mal nommé « Triangle Nord » n’a émis une seule résolution en faveur de l’initiative des États-Unis. À vrai dire, leurs dirigeants vont du dédain pour cette « mixture indigeste de plans ratés » à des accusations de « néocolonialisme ». À la Maison-Blanche démocrate, la conviction augmente quant à l’existence d’une alliance tacite entre certains secteurs politiques, médiatiques et commerciaux de la région et le Parti républicain – tous les regards se tournent vers les sénateurs Marco Rubio et Ted Cruz – pour empêcher la réussite du « Plan Amérique centrale ».

WASHINGTON ÉTUDIE L’OPTION DE L’INSTITUTIONNALITÉ RÉGIONALE

La vice-présidente des États-Unis Kamala Harris, ancienne procureure combative de Californie et fille d’immigrés, ne semble toutefois pas disposée à rester les bras croisés face à cette impasse. Les conseillers du département d’État et de la Maison-Blanche envisagent sérieusement – selon plusieurs sources diplomatiques à Washington – une alternative ambitieuse : la conclusion de vastes accords avec les institutions régionales d’Amérique centrale. L’Amérique centrale, qui obtint son indépendance de l’Espagne en tant qu’entité politique unique en 1821, se trouve dans un processus d’intégration régionale dans les domaines politique et économique. L’UE, et en particulier la France, l’Espagne et l’Allemagne, ont soutenu ce processus d’intégration par des fonds ainsi que politiquement, le président Macron et le président espagnol Sánchez ayant reçu les dirigeants de ces institutions régionales. Pour sa part, le nouveau chancelier allemand, Olaf Scholz, entretient des relations très étroites avec la région. Amener à Hambourg, pendant son mandat de maire, avant sa nomination comme vice-chancelier à Berlin pour le SPD dans la « grossen koalition », le siège de la Fondation UE/Amérique latine et Caraïbes fut son combat personnel (réussi) ; j’ai moi-même assisté à des réunions animées avec le maire Scholz en 2012. Depuis la Chancellerie, il a à présent demandé à sa ministre de la Coopération au développement, la sociale-démocrate Svenja Schulze, d’augmenter les fonds du gouvernement de coalition tripartite destinés à ce domaine. Pour sa part, l’Espagne a l’avantage de la langue et du fait que l’accord de libre-échange entre l’UE et l’Amérique centrale a été signé à Madrid en 2010 pour encourager le commerce et l’intégration régionale. Le président Emmanuel Macron a établi une solide stratégie de rapprochement avec le Mexique – en mémoire de l’empereur Maximilien Ier, la France a été invitée à une place d’honneur pour le bicentenaire de son indépendance – et avec diverses institutions et États de la région : en novembre, il recevra à Paris le vice-président salvadorien Félix Ulloa lors d’une rencontre bilatérale. Une preuve supplémentaire de l’autonomie stratégique de la France (et du Salvador) dans une région pourtant ouverte, selon l’Élysée et le Quai d’Orsay, aux « synergies » de Paris avec Washington. Les États-Unis, en revanche, ont été un opposant déclaré de l’unité de l’Amérique centrale depuis le début du XIXe siècle : il est plus facile de gérer une région divisée.

La nouvelle administration démocrate à la Maison-Blanche semble toutefois réévaluer au cours des derniers mois cette politique traditionnelle du département d’État. À la suite de précédents entretiens avec des diplomates nord-américains à Madrid en novembre 2021, après cinq ans sans contact direct, une première rencontre a eu lieu à Washington entre le Parlement centraméricain (Parlacen) et une haute fonctionnaire du Département d’État et conseillère du cercle le plus proche de la vice-présidente Harris. Le Parlacen, composé de 120 députés directement élus par les citoyens de six pays de la région, apparaît comme l’un des interlocuteurs possibles – avec la Cour de justice centraméricaine et le Secrétariat général du Système d’intégration centraméricain – pour un futur dialogue, cette fois à l’échelle régionale, entre les États-Unis et l’Amérique centrale.

Amado Cerrud, le nouveau président du Parlacen, s’est prononcé en faveur du renforcement de la diplomatie parlementaire face à la situation critique de la région causée par la pandémie de Covid-19 et la saison dévastatrice d’ouragans. Dès avant son arrivée le 28 octobre, succédant à l’ancienne présidence nicaraguayenne, ce député panaméen a affirmé que l’idéologie – les cinq derniers présidents du Parlacen étaient de gauche et de centre-gauche – ne l’empêchera pas de conclure des accords avec les pays ou les institutions qui veulent « vraiment » aider l’Amérique centrale. Les excellentes relations de l’Amérique centrale avec l’Espagne, la France et l’Allemagne sont citées par le nouveau président du Parlacen Amado Cerrud comme un exemple de sa volonté de parvenir à un consensus tant que la « souveraineté et la dignité » des peuples d’Amérique centrale sont respectées. Le message adressé à Washington depuis la ville du Guatemala, siège du Parlacen, est clair : Si la nouvelle Maison-Blanche fait preuve d’une réelle volonté de parvenir à un accord, l’Amérique centrale est également prête à entamer des discussions sérieuses.

César Ernesto Salazar, le magistrat salvadorien président de la Cour de justice centraméricaine (Ccj) et l’un des juristes les plus prestigieux de la région, est intervenu le 7 octobre dernier lors de l’ouverture à La Laguna, en Espagne, du « 1er Forum de haut niveau Amérique centrale et Caraïbes/Union européenne » avec un discours dans lequel il a soutenu l’extension de la coopération judiciaire internationale, notamment dans le cadre des Nations unies, l’un des sponsors de ce sommet birégional, et s’est montré ouvert aux programmes supranationaux de formation conjointe des magistrats et des procureurs. La Cour de justice centraméricaine, créée par le statut signé en 1992 par huit présidents de la région, possède d’énormes potentiels pour statuer à la fois sur les différends commerciaux et les conflits frontaliers entre États – un fléau hérité de la désintégration de la fédération centraméricaine dans les années 1830 – comme son prédécesseur, la brève et bien connue Cour de Cartago, basée au Costa Rica (1908-1918). L’Union européenne pourrait financer – comme elle l’a fait dans d’autres régions du monde – un vaste programme de formation pour les magistrats et les procureurs à l’École des hautes études que la Cour de justice centraméricaine possède à Managua. Les États-Unis pourraient également, à travers les fonds du « Plan Amérique Centrale », financer des programmes gérés par les Nations Unies pour soutenir le fonctionnement de cette cour régionale, ainsi que la modernisation générale, avec des ressources humaines et techniques, des cours nationales dans toute la région.

Werner Vargas, le secrétaire général du Système d’intégration centraméricain (Sica), a pris ses responsabilités après presque un an de vacance due à la difficulté des chefs d’État et de gouvernement des huit États membres (Guatemala, Honduras, Salvador, Belize, Nicaragua, Costa Rica, Panama et République dominicaine) à trouver un consensus sur un candidat. Le Nicaragua, qui, selon les traités, était chargé de proposer une liste de candidats, a finalement choisi de présenter cet expert reconnu en matière d’intégration régionale, qui a exercé d’importantes responsabilités au cours des deux dernières décennies au sein du Sica, de la Ccj et du Parlacen. Expert en politiques publiques d’intégration et en gouvernance, cet avocat nicaraguayen a présenté aux chanceliers un programme ouvert à l’approfondissement de la coopération internationale avec les partenaires du Sica (UE, Japon, États-Unis, Corée, Espagne, France, Allemagne, etc.) dans différents domaines. Le Sica, avec ses différents secrétariats techniques et organismes spécialisés, a la capacité de gérer et de coordonner des projets transfrontaliers et supranationaux, comme le prouve la mise en œuvre du « Plan Puebla Panama ». Il s’agit d’une garantie de la capacité des institutions centraméricaines à gérer, si nécessaire, les initiatives (infrastructures, énergie, gouvernance, eau, etc.) prévues dans le « Plan Amérique centrale ».

Pour les États-Unis, Juan González et Monica Bland, deux des principaux fonctionnaires pour l’Amérique centrale de la Maison-Blanche et du Département d’État des États-Unis, ont tous deux des antécédents impressionnants. J’ai été notamment frappé – lorsque je les ai rencontrés respectivement à Washington et à Tegucigalpa – par leur connaissance approfondie de la réalité régionale complexe et surtout par leur volonté sincère de bâtir une « relation entre égaux », comme l’a si bien dit le président Biden dans les jours qui ont précédé le Sommet des Amériques à Los Angeles en juin dernier. Tous deux ont été désignés pour une tâche extrêmement difficile dont dépendra en grande partie (en fonction de leur réussite ou de leur échec) l’avenir politique de la vice-présidente Kamala Harris et, avec l’immigration au cœur du débat et un électorat latino de plus en plus distant, probablement la permanence des démocrates à la Maison-Blanche en 2024.

Bland est une prestigieuse diplomate de carrière et une haute fonctionnaire du département d’État originaire du Nebraska. Elle est décrite à Washington comme l’« idéologue » du « Plan Amérique centrale » et, depuis son poste de directrice de l’équipe de stratégie pour l’Amérique centrale du département d’État, elle a conçu les nouvelles politiques de la Maison-Blanche pour la région après le départ du président Donald Trump et de ses faucons. Elle a une expérience des zones de conflit et des frictions géostratégiques. Entre autres affectations de premier ordre, elle a été envoyée en Bosnie-Herzégovine pendant le déploiement des troupes des États-Unis dans le cadre de la mission SFOR de l’OTAN et a été chef de la section des affaires politiques à l’ambassade des États-Unis en Biélorussie. La nouvelle politique pour la région, énoncée le 10 juillet 2021 dans un mémorandum de la vice-présidence des États-Unis, intitulé « Initiative Causes Racine », est l’œuvre de cette dernière et de son équipe de conseillers. 

González est directeur pour l’hémisphère occidental du Conseil national de sécurité et conseiller spécial du président Biden pour l’Amérique latine. Il a déjà travaillé auparavant sur les questions d’Amérique centrale au sein de l’administration Obama/Biden et jouit de la pleine confiance de l’actuel occupant de la Maison-Blanche, comme en témoignent ses récentes missions à Caracas et à Buenos Aires. Dans ces capitales, il a rencontré les présidents Maduro et Fernandez respectivement pour aborder des questions sensibles telles que le soutien américain à l’Argentine au sein du FMI et les relations complexes entre le Venezuela et les États-Unis. Il est d’origine colombienne et parle espagnol. Le succès du processus de dialogue entre l’administration Obama/Biden et le régime de La Havane est à mettre à son crédit. Toutes les sources diplomatiques consultées s’accordent à dire que son travail méthodique et discret pendant plusieurs mois a été déterminant pour rétablir les relations diplomatiques entre Cuba et les États-Unis, ainsi que pour le voyage officiel qui a suivi du président Barack Obama sur l’île. Il est partisan de réformes profondes à la Banque interaméricaine de développement (BID) et à la Banque mondiale afin d’optimiser leur aide aux pays vulnérables, notamment ceux d’Amérique centrale. Une de ses phrases qui a particulièrement plu aux dirigeants d’Amérique centrale a été prononcée après l’élection du nouveau président colombien, Gustavo Petro : « Peu importe l’idéologie ou la position d’un gouvernement sur l’échiquier politique. S’il est élu et gouverne de manière démocratique, nous rechercherons des domaines d’intérêt commun et les ferons progresser ».

KAMALA MÉRITE UNE OPPORTUNITÉ

Le Sommet des Amériques, qui s’est tenu à Los Angeles du 6 au 10 juin 2022, a été un espace d’ombre et de lumière. Du côté positif, on trouve le document sur les migrations – signé par une grande majorité des participants – qui promeut des voies légales pour canaliser les flux humains dans l’hémisphère occidental. Il s’agit sans aucun doute d’un progrès clair face à un phénomène dramatique qui touche des dizaines de milliers de familles et qui compte également sur la collaboration financière d’acteurs extra-régionaux, avec une attention particulière pour l’UE et la BID. Lors du Sommet, parmi les partenaires extra-régionaux, je tiens à souligner la présence de l’Espagne avec une délégation – invitée spéciale de la Maison-Blanche – menée par la Secrétaire d’État Pilar Cancela. L’Espagne a laissé une excellente impression lors du Sommet pour son engagement à accueillir plusieurs milliers de travailleurs centraméricains et ses contributions économiques à divers projets de coopération.

Du côté négatif, il y a d’abord eu les absences du Venezuela et du Nicaragua – exclus à cette occasion, contrairement à Barack Obama lors du sommet du Panama en 2015 – et plus tard, après des doutes sur l’invitation éventuelle d’une délégation de niveau ministériel, également du Cuba. Mais l’annonce du président mexicain Andrés Manuel López Obrador de ne pas y assister (il a finalement envoyé son ministre des Affaires étrangères Marcelo Ebrard, marié à une diplomate hondurienne) a provoqué des critiques pour les exclusions (Argentine, Chili, etc.) ainsi que de nouvelles annulations (Bolivie, Saint-Vincent-et-les-Grenadines, etc.). La non-participation des présidents du mal nommé « Triangle Nord » (Honduras, Guatemala et Salvador) a été très significative. Notamment la décision finale de la présidente hondurienne Xiomara Castro, malgré les démarches réalisées à Tegucigalpa par la vice-présidente Kamala Harris elle-même pour assurer sa présence. Le Honduras se dessinait dans la stratégie de Washington, après l’expérience ratée avec le Guatemala, comme l’interlocuteur privilégié de la région. Ce n’a pas été le cas : Après de multiples consultations, Castro a décidé de ne pas dédaigner le Mexique et ses voisins (Guatemala, Salvador et Nicaragua) et de renoncer au rôle éminent que les hôtes lui avaient réservé à Los Angeles. 

Toutefois, une fois éloignées dans le temps les controverses sur le niveau de participation au Sommet de Los Angeles, une évaluation de plus en plus positive des résultats obtenus à Los Angeles se fait jour dans toute la région, notamment en Amérique centrale. Un fait inimaginable sous la précédente administration républicaine : Trump ne daigna même pas se présenter au Sommet du Pérou en 2018. Dans une certaine mesure, cette rebuffade des États-Unis à Lima justifie également la réaction latino-américaine à Los Angeles. Une fois de plus, l’administration Biden/Harris (comme dans l’épouvantable dossier cubain et vénézuélien) paie les pots cassés des politiques unilatéralistes mises en œuvre par la précédente Maison-Blanche par des fonctionnaires tels que Bolton – qui s’est vanté en juillet dernier sur la CNN d’avoir organisé des coups d’État dans le sous-continent – ou le Cubano-américain, et récemment démis de ses fonctions de président de la BID, Claver-Carone. Or, même le ministre mexicain des affaires étrangères, Marcelo Ebrard, malgré la non-participation du président López Obrador à Los Angeles, n’a pas hésité à déclarer qu’ils étaient « très satisfaits » des accords signés sur la question des migrations. Ces mots coïncideraient avec ceux prononcés par la grande majorité des ministres des affaires étrangères d’Amérique centrale présents au nom de leurs présidents absents.

Les nombreux accords, engagements et programmes (notamment concernant les migrants) conclus à Los Angeles constituent une base solide pour bâtir une nouvelle relation avec l’Amérique latine et en particulier avec l’Amérique centrale. Les gouvernements de la région – du Salvador de Bukele, du Nicaragua d’Ortega, du Guatemala de Gianmattei et du Honduras de Castro – ne sont peut-être pas enthousiastes, pour des raisons évidentes de politique intérieure, à l’idée de se lier à une Amérique qui, il y a encore deux jours – une fois de plus, l’héritage de Trump est dévastateur – traitait leurs pays de « dépotoirs ». En fait, tous ces gouvernements ont un récit public commun malgré leur diversité idéologique notoire : un retour à la défense de la souveraineté nationale vis-à-vis du voisin du nord. On observe un retour palpable du nationalisme parmi les jeunes et dans les sociétés que les dirigeants élus ont reconnues. Paradoxalement, ce « Printemps nationaliste » n’a pas empêché l’émergence d’une conscience collective intégrationniste centraméricaine.

Nous avons donc un scénario en Amérique centrale où les deux principaux acteurs, la Maison-Blanche démocrate d’une part et l’Amérique centrale – entendue comme la somme des gouvernements du Guatemala, du Salvador, du Honduras et du Nicaragua – de l’autre, ont des intérêts communs évidents et puissants : Pour les États-Unis freiner la migration massive qu’ils reçoivent à leur frontière sud, et pour l’Amérique centrale recevoir une aide pour une croissance économique inclusive. Après les ouragans « Eta » et « Iota » et l’impact prolongé de l’épidémie de Covid-19, les économies d’Amérique centrale sont épuisées. Les 4 milliards de dollars d’infrastructures, d’investissements et de programmes sociaux du « Plan Amérique centrale », ajoutés aux contributions de la BID, de la Banque mondiale et de l’UE – l’un des principaux donateurs de la région – contribueraient à atteindre plus rapidement et avec moins de sacrifices les objectifs de reconstruction et financiers des différents gouvernements de l’isthme. Ces aides devraient également être étendues au Panama, au Costa Rica et au Belize, pays de transit des migrations et acteurs très importants dans la région. Les deux parties, l’Amérique centrale et les États-Unis, tireraient clairement profit d’accords et d’aides qui permettraient d’instaurer un cycle de confiance et une croissance économique inclusive. Au vu de ces évidences, ces dernières semaines, après une contondante opposition initiale, les capitales d’Amérique centrale ont pris conscience – renforcée par les accords prometteurs conclus lors du Sommet de Los Angeles – que le « Plan Amérique centrale » mené par la vice-présidente des États-Unis Kamala Harris mérite une opportunité.

LA DIPLOMATIE TRIANGULAIRE EN AMÉRIQUE CENTRALE 

La formule qui pourrait permettre aux deux acteurs de légitimer le « Plan Amérique centrale » avec un soutien régional clair et de mettre en œuvre sans délai l’initiative phare de la Maison-Blanche – une fois que Washington aura confirmé l’impossibilité de confier à la société civile actuelle la gestion des 4 milliards d’aide – est déjà sur la table. Des accords vastes et multisectoriels (commerce, migration, infrastructures, visas, environnement, soutien financier multilatéral et allègement de la dette, etc.) qui permettraient d’exécuter sur le terrain les multiples programmes sociaux – avec une attention particulière sur les communautés autochtones et les questions de genre – ainsi que les infrastructures promises (hôpitaux, routes, écoles, ponts, énergie, etc.) dans l’initiative des États-Unis.

Ces accords, qui pourraient être signés lors d’une cérémonie conjointe à la Maison-Blanche par la vice-présidente des États-Unis Kamala Harris et les dirigeants des institutions d’intégration régionale (Sica, Ccj, Parlacen, Bcie, etc.), apporteraient une légitimité démocratique et un élan international et régional de premier ordre au « Plan Amérique centrale ». Les institutions régionales d’Amérique centrale – le Système, la Cour, le Parlement, la Banque, etc. – disposent de structures et de capacités qui ont fait leurs preuves dans l’exécution efficace, il y a 20 ans, du « Plan Puebla Panama » pour gérer et mettre en œuvre sur le terrain tous les aspects de l’initiative nord-américaine. Avec des fonctionnaires publics expérimentés dans tous les domaines – énergie, justice, santé, environnement, routes, etc. – et avec la garantie d’atteindre les zones les plus reculées et les communautés les plus vulnérables. Ainsi que connectés et associés – ce qui est essentiel – à des décennies de travail conjoint avec les ministères respectifs (travaux publics, santé, éducation, etc.) des gouvernements nationaux nécessaires à l’exécution coordonnée des multiples programmes de l’initiative nord-américaine. En bref, avec l’expérience et les connaissances – à l’image de la Commission, du Parlement, de la Cour de justice ou de la BCE en Europe – pour exécuter et garantir que l’aide parvient à ceux qui en ont le plus besoin et là où elle est le plus nécessaire. Et tout cela, bien entendu, en préservant un rôle central pour la société civile dans l’accompagnement et la supervision des projets. Un rôle qu’elle a la capacité d’assumer.

Les accords ouvriraient également la porte à l’incorporation de contributions de l’Union européenne – l’Amérique centrale a proposé que l’Europe accueille une Conférence de donateurs promue par les Nations unies – et des organismes financiers multilatéraux. La Banque mondiale et des entités telles que la Banque interaméricaine de développement et la Société andine de développement sont prêtes à étendre et à coordonner leurs lignes d’aide financière à la région. Tous sont également des partenaires expérimentés dans des tâches similaires avec le Sica, la Ccj, le Parlacen et d’autres instances régionales d’Amérique centrale. Dans ce scénario, la Banque centraméricaine d’intégration économique (Bcie) jouerait un rôle encore plus important : à l’heure actuelle, elle gère déjà un dollar sur deux dans les projets intergouvernementaux d’infrastructures. Dans ce nouveau scénario, la France et l’Allemagne pourraient chacune prendre une participation dans la Bcie, et l’Espagne pourrait élargir sa participation actuelle dans la Banque. 

L’unité de l’Amérique centrale, qui mène comme nous l’avons dit un processus présentant d’importantes similitudes avec l’intégration européenne, ferait également un bond en avant d’une ampleur historique. D’une part, les institutions régionales, jusqu’à présent perçues comme inefficaces par la population en raison de leurs faibles ressources financières, renforceraient leurs compétences et gagneraient en prestige aux yeux de l’opinion publique et des gouvernements de la région en démontrant leurs capacités et en améliorant la vie quotidienne des citoyens. Dans les accords, les demandes traditionnelles telles que l’incorporation des magistrats restants à la Cour de justice centraméricaine, l’octroi de pleins pouvoirs législatifs au Parlement centraméricain ou le renforcement du Secrétariat général du Système d’intégration centraméricain (à l’image de la Présidence de la Commission européenne à l’UE) permettraient d’entrer dans une nouvelle phase d’intégration politique et économique d’Amérique centrale.

Ces accords, sur le modèle des engagements déjà signés par les États-Unis lors du Sommet de Los Angeles, permettraient de réduire les flux migratoires et de les réorienter vers des voies légales, une aspiration obsessionnelle depuis l’arrivée de l’administration Biden/Harris en janvier 2021. Ces accords désamorceraient également sur le plan interne bon nombre des arguments – absence de dialogue fiable et de garanties d’exécution en Amérique centrale – avancés par l’administration Trump, et réitérés ces jours-ci par le Parti républicain, pour justifier la suppression de l’aide à l’Amérique centrale pendant son mandat. Dans le même temps, ces accords permettraient de réconcilier la Maison-Blanche avec l’électorat latino de plus en plus méfiant – 18,7 % de la population des États-Unis – et, ce faisant, de remporter un succès retentissant en politique internationale pour l’élection présidentielle de 2024. Un « gagnant-gagnant », comme on dirait dans les couloirs du Capitole, pour tous les acteurs concernés (gouvernements nationaux, institutions régionales et Maison-Blanche). La vice-présidente Kamala Harris a encore la possibilité de frapper un grand coup et de parvenir à un accord sans précédent entre l’Amérique centrale et les États-Unis, qui permettrait d’atténuer la crise migratoire à sa frontière sud et de reconnecter la Maison-Blanche démocrate avec l’électorat latino des États-Unis. Un accord incontestablement historique qui, compte tenu de l’élection présidentielle de 2024 qui de toute évidence s’avèrera serrée, avec la migration comme arme centrale des Républicains, pourrait être décisif pour le maintien des Démocrates à la Maison-Blanche.

Note :
https://​joebiden​.com/centralamerica/

À propos de l'auteur

David BALSA

Envoyé spécial de la présidence de la Corte Centroamericana de Justicia (CCJ) auprès des Nations unies

0
Votre panier