Le Chili apparait aujourd’hui comme un formidable espace d’innovations politiques, juridiques et économiques. Au cours de son histoire, et encore aujourd’hui, son économie repose sur l’exportation de matières premières. Bien qu’en déclin, le cuivre demeure la principale source de revenus et représente, cette année, 44,8 % des exportations. Suivent le lithium, en forte hausse, les dérivés du bois, le saumon et les fruits comme les cerises et le raisin de table. Ses principaux partenaires commerciaux sont la Chine, les États-Unis, l’Union européenne (Suisse et Allemagne), le Mercosur (Brésil et Argentine) suivis du Japon et de la Corée du Sud. À l’instar des autres pays du continent, son attention se tourne désormais vers l’Asie de l’Est, comme en témoigne la signature récente de l’Accord de partenariat transpacifique (TPP11) par le Sénat.
Un « miracle chilien » en demi-teinte
Le Chili a longtemps été présenté comme un modèle de développement dans le monde en raison de la croissance économique qu’il a connu depuis la transition à la démocratie dans les années 1990. L’essor de son PIB dépassait alors celui du reste des pays du continent. Fruit de l’application de la théorie monétariste par la junte militaire en pleine dictature, qui suivait les injonctions d’économistes néolibéraux formés à l’École de Chicago aux États-Unis, cet essor a pu être qualifié de « miracle chilien ». Cela constituait en réalité une façon pour les partisans du néolibéralisme de défendre et légitimer ce modèle imposé à feu et à sang. L’économie de marché instaurée fut approfondie ensuite par les différents gouvernements démocratiques libéraux et de centre gauche de la Concertation. La réduction des barrières douanières et la privatisation de l’ensemble des services publics permirent l’insertion progressive du pays dans la mondialisation des échanges et la hausse des investissements étrangers. En 2010, le Chili devint le premier pays du continent à intégrer l’OCDE, signifiant, aux dires de l’ancienne présidente Michelle Bachelet, que « le Chili sort du sous-développement et est en passe de devenir une nation développée ».
Néanmoins, le Chili a également été qualifié par plusieurs intellectuels et chercheurs comme un « contre-modèle », questionnant par-là la vision économiciste du développement. En effet, la croissance économique ne signifie pas systématiquement une amélioration des conditions de vie. Le Chili est l’un des pays les plus inégalitaires du continent. Le taux de pauvreté reste élevé, notamment en milieu rural. Le chômage est supérieur à la moyenne d’Amérique latine et concerne particulièrement les femmes. Les emplois informels, toujours nombreux, privent les travailleurs de protection sociale. Dans tous les cas, l’instauration d’un système de retraite par capitalisation, la privatisation du système de santé, de l’enseignement supérieur et des services premiers (eau, électricité, transports, etc.) ont précarisé la vie d’une grande partie de la population. Dans ce pays, les étudiants s’endettaient systématiquement pour financer leurs études dont les frais d’inscription atteignaient ceux des universités états-uniennes. Cette situation donna lieu aux mobilisations étudiantes de 2011 auxquelles plusieurs syndicats, associations et collectifs de différents secteurs s’unirent dans un vaste mouvement social qui convergea autour d’une revendication commune : celle du changement de la Constitution de 1980 imposée sous la dictature militaire. Si plusieurs réformes ont été réalisées depuis, comme la gratuité de l’enseignement pour une frange de la population ou la distribution de multiples allocations, force est de constater qu’elles ne s’attaquent pas au cœur du problème.
De l’« estallido social » à Gabriel Boric
Huit ans plus tard, en octobre 2019, une vague de colère éclate, nommée l’« estallido social » (l’« explosion sociale »). Initialement née d’une révolte des lycéens contre la hausse du prix du métro à Santiago, cette contestation s’amplifie à l’ensemble de la population. Elle réunit des millions de Chiliens autour de la place d’Italie à Santiago, rebaptisée depuis la place de la Dignité, et dans les principales villes du pays. La répression de ce mouvement social, mise en œuvre dès les premiers jours, et le niveau de la violence d’État révélèrent la puissance de cette contestation. Des scènes d’agressions physiques, de tirs à balles réelles et de viols ont été témoignées ou filmées au cours des mois de mobilisation. En mars 2020, l’Institut national pour les droits humains (INDH) a présenté 1 456 actions en justice pour le dédommagement de 1 805 victimes de violation des droits humains perpétrés par des agents de l’État. Ces recours judiciaires concernent notamment des homicides ou des tentatives d’homicide (29), des tortures comprenant des violences sexuelles (206), des tortures et actes cruels (1 082) et d’autres types de blessures et d’abus de pouvoir par les forces policières. De plus, on compte plus de 3 765 personnes blessées, dont 2 122 par tirs de différents projectiles, dont des mutilations aux yeux par balle. Enfin, les détenus se comptent au nombre de 10 365, dont 1 249 enfants et adolescents. Ce degré de violence conduit les principales forces politiques à signer l’Accord pour la paix et la nouvelle Constitution.