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Technologies de rupture dans les innovations navales russes

La modernisation de l’armée russe entreprise dans le cadre du plan d’armement 2011-2020 a porté ses fruits, comme l’ont démontré les opérations réalisées par la Russie en Crimée et en Syrie. Depuis la fin de la dernière décennie, les forces russes sont entrées dans une phase plateau en matière d’acquisition de nouvelles plates-formes et de modernisation de celles existantes.

Aujourd’hui, l’objectif de Moscou consiste à combler le fossé technologique capacitaire qui peut séparer les armées russe et otaniennes sur certains segments, lorsque cela s’avère possible. Il s’agit là d’un des buts de l’actuel plan d’armement (2018-2027) qui fait la part belle aux technologies de rupture. La marine de guerre, même si elle ne figure pas parmi les priorités de ce programme, n’échappe pas à cette tendance.

La confrontation avec la communauté euroatlantique : un puissant stimulateur pour les innovations dans le champ naval

L’évaluation du rapport de force entre la Russie et la communauté euroatlantique sur et sous les mers paraît contrastée lorsqu’on cherche à s’affranchir des métriques traditionnelles : fire power – lui-même étant le produit de la qualité (âge, armement…) et de la quantité des plates-formes alignées –, tonnage, nombre de missiles embarqués par chacune des plates-formes, etc. Des facteurs tels que le contexte régional considéré, la détermination politique, l’expérience et le moral des hommes, la temporalité du conflit envisagé, la manœuvrabilité des moyens, etc. entrent en ligne de compte. Cela étant dit, Moscou continue de considérer les groupes aéronavals américains et otaniens (français, britanniques) ainsi que les sous-marins nucléaires occidentaux comme les principales sources de menace en mer. Ce rapport de force perçu comme défavorable par la Russie l’a amenée à adopter une posture globalement défensive ainsi qu’à développer de nouvelles capacités qui mettent en évidence une approche asymétrique de la menace à laquelle elle estime devoir répondre. L’objectif est tout autant de dissuader les potentiels adversaires d’entreprendre toute démarche jugée hostile à l’égard des intérêts perçus de la Russie que d’être en mesure, le cas échéant, d’infliger des dommages proportionnés ou non en réponse à une agression. Aussi, la nécessité de contrer la menace navale otanienne dans les espaces maritimes (1) guide et stimule les innovations développées dans le domaine naval en Russie. À ce titre, on estime qu’environ 15 % du budget de défense annuel est dévolu à la R&D, sans que l’on sache précisément quelle part va exactement à la marine (2). Compte tenu de la tendance à l’augmentation des dépenses de défense russe au cours de la dernière décennie, ce budget global a connu un accroissement en volume, ce qui a priori a profité aux innovations entreprises dans le domaine naval (3).

Des innovations au service de la dissuasion stratégique

Les efforts consentis par la Russie en matière d’innovations navales portent globalement sur des plates-formes, des munitions et leur mode d’emploi. Elles mettent en lumière l’importance accordée aux technologies de rupture et aux drones, qui connaissent un véritable « boom » au sein du complexe militaro-industriel russe depuis la fin des années 2010. Deux exemples nous permettent d’illustrer cette tendance dans la marine : la torpille autonome nucléaire Poséidon et le missile hypersonique Tsirkhon (Zircon).

Lors de son discours prononcé à l’Assemblée fédérale en mars 2018, le président russe présentait une série de « nouvelles armes », dont la torpille nucléaire autonome à propulsion atomique Poséidon (4). Le brouillard autour de cette arme tout comme les fuites la concernant semblent savamment dosés par l’armée. Pour ce que l’on en sait, Poséidon sera mise en œuvre par un SSGN spécialement requalifié (5). Supposée pouvoir se déplacer à très grande vitesse (jusqu’à 200 km/h) par grande profondeur (jusqu’à 1 000 m), cette torpille doit exploser à proximité des bases navales ou des infrastructures portuaires critiques de l’ennemi, qui seraient ainsi détruites par un puissant tsunami radioactif causant des dommages indiscriminés. Toutefois, avec une telle vitesse et la chaleur causée par la propulsion atomique, Poséidon ne serait-elle pas rapidement détectée par les moyens acoustiques et satellites otaniens ? Il est possible que cette arme ne puisse en réalité adopter qu’une vitesse de croisière bien plus modeste – de l’ordre de 50 km/h –, mais se pose alors la question de son concept d’emploi. Tirée depuis la mer de Barents, Poséidon mettrait trois à quatre jours pour atteindre, à basse vitesse, la côte est des États-Unis. Dès lors, cela ferait difficilement d’elle une arme stratégique de seconde frappe (représailles). Outre le défi technologique et sécuritaire posé par la miniaturisation du moteur atomique pour une torpille de 2 m de diamètre et de 24 m de long, le guidage de la munition, une fois celle-ci lancée par son sous-marin porteur, suppose une couverture satellite adéquate. Les zones d’ombre entourant Poséidon ont amené certains experts à émettre l’hypothèse qu’il pourrait s’agir d’un projet qui, par l’incertitude qu’il crée quant à sa terrible réalité, viserait plutôt à stimuler le dialogue stratégique avec les États-Unis et, in fine, à faire l’objet d’un marchandage avec eux. Outre les missions à vocation stratégique, Poséidon pourrait, pourquoi pas, être mise en œuvre afin de neutraliser un groupe aéronaval ennemi – avec une charge nucléaire tactique – ou pour réaliser des missions de renseignement au long cours. Enfin, en matière de drones aériens, la marine russe devrait toutefois être la dernière servie après les forces aérospatiales et l’armée de terre…

Au niveau préstratégique, la Russie a entrepris de développer des armes hypersoniques, dont le missile Tsirkhon qui est destiné à l’arsenal de la marine. Cette munition de précision guidée se trouve actuellement en phase d’essais. Combinant manœuvrabilité, portée (jusqu’à 400 km pour le moment) et fulgurance (jusqu’à Mach 8), le missile Tsirkhon est testé aussi bien en configuration anti-surface qu’en configuration anti-terre à partir de l’Amiral Gorchkov, une des toutes dernières frégates admises au service actif en juillet 2018 dans la Flotte du Nord. Il est question qu’il fasse prochainement l’objet de tests depuis le SSGN K-561 Kazan, dernier né du Projet 885M versé à la Flotte du Nord en mai dernier. Ce missile est très certainement destiné à neutraliser les éléments du bouclier antimissile américain, dont les destroyers de type Aegis et les infrastructures déployées à terre (radar en Turquie, intercepteurs en Roumanie et bientôt en Pologne), ce qui incite à penser que les plates-formes de surface qui en seront dotées auront vocation à évoluer en mer Noire, en mer Baltique et en Méditerranée. Déployé sur des SSGN, le Tsirkhon serait plutôt utilisé pour détruire les groupes de frappe américains articulés autour des porte-avions.

La Russie est par ailleurs parvenue à combler son retard en matière de munitions de précision guidées avec le missile de croisière longue portée Kalibr (jusqu’à 2 500 km de portée) entré en service au cours de la première moitié des années 2010, et utilisé lors de la campagne syrienne. Sauf qu’à la différence des missiles américains Tomahawk tirés depuis des destroyers et des sous-marins nucléaires, la marine russe les met en œuvre à partir de patrouilleurs légers (900 onnes), de frégates et de sous-marins à propulsion classique. Autrement dit, elle aligne une flotte littorale dotée d’une puissance de feu importante qui participe à la mission de dissuasion stratégique non nucléaire, en cohérence avec la doctrine militaire de 2014. Autre évolution : l’apparition de groupes navals de frappe. Si l’appellation n’est pas sans rappeler celle employée par l’US Navy (Carrier Strike Group), les Russes l’utilisent en revanche pour désigner un groupe de bâtiments modestes – généralement deux à trois navires de surface de second rang, voire troisième, et, probablement, un sous-marin – déployés dans l’Atlantique nord pour intercepter le plus en avant possible, grâce à leurs missiles de croisière, des bâtiments ennemis. La dénomination de « groupe de frappe » s’est systématisée avec l’apparition des missiles de croisière longue portée dans la marine. La posture asymétrique adoptée par la Russie en mer à l’égard de ses concurrents occidentaux se traduit ainsi par la réappropriation de concepts et d’appellations empruntés à l’US Navy, mais qui sont adaptés aux capacités de la flotte russe, avec ses originalités et ses insuffisances.  

Notes

(1) Principalement, les mers du Nord, de Barents, Baltique, Noire et Méditerranée, ainsi que l’Atlantique nord.

(2) Andreï Frolov, « Khotim Mira », Izvestia, 5 octobre 2021. Le budget de la défense russe reste cependant difficile à évaluer en raison d’une série de facteurs (opacité de certains chiffres, inaccessibilité des données, manque de précision quant aux domaines que couvrent des lignes budgétaires…).

(3) Exprimé en euros, ce budget R&D général représenterait environ 6,5 milliards d’euros pour 2022. Cela dit, il est plus juste de raisonner en parité de pouvoir d’achat lorsqu’on traite des questions de défense russe, car toutes les dépenses engagées le sont en roubles. Dès lors, les dimensions de ce budget paraissent plus importantes.

(4) Aussi connue sous l’appellation Status-6 ou encore Kanyon.

(5) L’unité tête de série, le Belgorod, est un ancien SSGN du Projet 949A requalifié en Projet 09852 dont les essais en mer devaient être terminés avant fin décembre 2021. La seconde unité, le Khabarovsk (Projet 09851) devait être mis à l’eau à l’automne 2021.

Légende de la photo ci-dessus : croiseur lance-missiles russe Maréchal Oustinov (classe Slava), le 30 juillet 2017 dans le port de Kronstadt. Modernisé entre 2012 et 2016, il est désormais doté de missiles de croisière supersoniques P-1000 Vulkan offrant des capacités de guidage et de propulsion améliorées par rapport au P-500 Bazalt. (© Kuleshov Oleg/Shutterstock)

Article paru dans la revue DefTech n°01, « L’industrie d’armement russe », mars-mai 2022.
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