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L’Arabie saoudite dans la nouvelle donne internationale

Si la guerre en Ukraine n’a pas fait les affaires du royaume saoudien, cette dernière rebat les cartes sur la scène internationale, et le Golfe ne fait pas exception. Il se trouve au contraire au centre de recompositions des relations internationales dans ce contexte d’interrègne. L’Arabie saoudite, leader géopolitique régional, joue un rôle moteur dans ces recompositions, qui placent sa relation à ses alliés occidentaux traditionnels au cœur des débats.

Au début des hostilités, un consensus semblait exister parmi les pays du Golfe pour considérer la guerre comme une affaire strictement européenne (1). De fait, les pays du Golfe ont adopté une stratégie de hedging ou d’équilibre, n’apportant aucune aide militaire à l’Ukraine mais n’approuvant pas non plus l’invasion russe. Seul le Qatar s’affiche clairement dès le début au côté des Occidentaux, fort de sa nouvelle position de « major non NATO ally » [allié majeur non-membre de l’OTAN] de Washington. Le leadership saoudien invite avec constance à la recherche d’une solution diplomatique et à la désescalade, prenant Volodymyr Zelensky le 1er mars au téléphone, puis Vladimir Poutine deux jours après, et se pose en médiateur, comme au mois de septembre 2022 pour la libération de dix prisonniers occidentaux en Russie. Ce faisant, il adopte une position moins ambiguë que le voisin émirien, qui a été le seul à s’abstenir, aux côtés de la Chine et de l’Inde, lors du vote de la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU le 25 février (auquel l’Arabie saoudite n’a pas participé), avant de se raviser et de voter en faveur de celle présentée à l’Assemblée générale le 2 mars, tout comme l’Arabie saoudite.

La politique étrangère saoudienne à l’aune de l’ordre géopolitique émergent

Le prince héritier saoudien, Mohammed ben Salmane (MBS), perçoit l’ordre géopolitique émergent comme malléable et fluide (2), au sein duquel les intérêts du royaume doivent être défendus avec la plus grande intransigeance. L’Arabie saoudite déploie une politique étrangère plus assertive et aux accents nationalistes (3). Après la signature des accords d’Al-Ula, qui marqua la fin du blocus qatarien par les puissances du Golfe, le temps est à la diversification des alliances et des partenariats, dans un paysage mondial en mutation. La guerre en Ukraine agit comme un catalyseur de la recomposition des relations entre alliés traditionnels. Les puissances du Golfe défendent dès lors des intérêts parfois orthogonaux à ceux de leurs partenaires occidentaux, dans un contexte où d’aucuns parlent de la fin de la doctrine Carter (4). Ce sentiment naît du désengagement tout relatif des Américains de la région, initié par le président Barack Obama — qui ouvre une double track avec l’Iran (5) —, continué par Donald Trump — qui n’est pas intervenu au lendemain des attaques de 2019 sur les sites pétroliers de Abqaïq et de Khurais —, puis confirmé par le président Joe Biden — pour qui les relations s’enveniment avec le prince héritier sur le plan personnel. Dans un long article pour The Atlantic (6), ce dernier s’interroge : « Où se trouve le potentiel du monde aujourd’hui ? C’est en Arabie saoudite. Si vous voulez le rater, je pense que d’autres personnes à l’est s’en accommoderont avec joie. » À la question de savoir si Joe Biden le comprend ou pas : « Cela ne m’importe tout simplement pas […], il ne tient qu’à lui de penser aux intérêts de l’Amérique. » Le prince héritier saoudien prend en outre bonne note de la dichotomie entre démocraties et non-démocraties introduite dans la stratégie partenariale américaine établie par la National Security Strategy. La France, puissance de compensation, joue habilement de cette situation pour s’imposer en partenaire fiable et convaincant sur les plans militaire et politique. La visite du prince héritier en France, en août 2022, était dans ce sens un message indirect adressé aux États-Unis.

Dans le jeu de force à l’œuvre depuis fin février 2022, l’Arabie saoudite montre une réticence sans équivoque à donner la priorité aux demandes occidentales sur le plan énergétique, jouant la carte la plus forte à sa disposition. En pleine crise, en mars 2022, les pays de l’OPEP+ (7) décident de maintenir leurs quotas de production malgré les demandes insistantes des États-Unis de soulager une demande mondiale qui explose sous l’effet des sanctions imposées sur les exportations russes. Cette décision est entérinée le 5 octobre 2022 par la réduction de la production de l’alliance pétrolière à deux millions de barils par jour — réduction la plus importante décidée depuis deux ans —, au grand mécontentement des partenaires occidentaux du royaume. À la lumière de la visite, jugée décevante à presque tous points de vue, de Joe Biden à Djeddah quelques mois auparavant, en juillet 2022, cette décision est interprétée à Washington comme un signe de défiance sans précédent envers l’administration américaine et d’alignement saoudien avec les intérêts russes. Soucieux de conserver leurs parts de marché, d’alimenter leur surplus capacitaire et de contenir la volatilité des prix du pétrole, les pays de l’alliance, et en particulier l’Arabie saoudite, n’ont en réalité aucun intérêt à voir, en cette période postpandémique, se développer une nouvelle guerre des prix avec la Russie. Cette guerre des prix avait conduit à leur effondrement, de plus de 60 %, en 2020. Ils font par ailleurs face à la concurrence des États-Unis eux-mêmes en tant qu’exportateurs d’hydrocarbures grâce à une politique énergétique volontariste engagée sous le mandat de Barack Obama pour l’exploitation des gaz de schiste, cause d’une baisse des prix mondiaux qui aurait pu être fatale à Riyad au milieu des années 2010.

D’un pivot vers l’est à l’autre : l’Arabie saoudite dans la « Great Power Competition »

Bien que les pays du Golfe s’en défendent, la crise qui les confronte à leurs alliés traditionnels est aussi un avatar de la « Great Power Competition ». Comme le souligne le général McKenzie (8), ex-commandant général du CENTCOM, les États-Unis doivent reconnaître que la compétition avec la Russie et la Chine n’a pas seulement lieu dans le Pacifique ou la Baltique, mais qu’elle se déroule aussi au Moyen-Orient. Si elle ne pourra en aucun cas représenter une alternative crédible à la relation sécuritaire et économique qu’entretiennent le royaume et les États-Unis, la relation russo-saoudienne n’est pas négligeable. Après les attaques terroristes du 11-Septembre 2001, une défiance s’installe entre les deux alliés, qui favorise la redirection de capitaux saoudiens vers des achats d’armes russes. Les mandats de Barack Obama — qui avait initialement soutenu les printemps arabes et entamé un dialogue avec l’Iran ayant abouti à la signature des accords sur le nucléaire iranien de 2015 —, accentuent la défiance qui s’installe entre les partenaires, tandis que le soutien sans faille de Vladimir Poutine à Bachar el-Assad offre un contre-exemple rassurant pour les autocrates du Golfe, qui voient dans les printemps arabes un péril existentiel. Il est d’autant plus parlant, dans cette optique, que Riyad ait signé un accord de coopération militaire conjointe avec Moscou fin août 2021, en complément de l’accord militaro-technique signé en février de la même année, quelques jours après la chute de Kaboul. Sur le plan économique, une coopération plus approfondie s’est mise en place lorsque le Public Investment Fund (PIF) [fonds souverain saoudien] et le Russian Direct Investment Fund (RDIF) [fonds souverain russe] ont en outre signé un accord de coopération, en 2015, pour l’investissement de 10 milliards de dollars en Russie. En août 2022, la Kingdom Holding Company, propriété du prince Al-Walid ben Talal, a par ailleurs investi 500 millions de dollars dans les sociétés pétrolières russes Gazprom, Rosneft et Lukoil. L’Arabie saoudite regarde vers l’est pour nombre de ses programmes stratégiques, notamment la construction d’une capacité nucléaire civile.

À propos de l'auteur

Anne Gadel

Consultante spécialiste du Moyen-Orient, membre de l’Observatoire de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient de la Fondation Jean Jaurès, fellow du Young Transatlantic Network du German Marshall Fund et ex-rapporteure pour la politique étrangère de la France à l’Institut Montaigne.

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