Si, depuis la chute de l’URSS, Moscou a continuellement cherché à maintenir un rapport d’égal à égal avec Washington, la Russie joue également le rôle de locomotive de la contestation grandissante d’un ordre international sous leadership américain. Un an après le début de son invasion de l’Ukraine — un tournant décisif —, les relations Russie-États-Unis sont aujourd’hui à leur plus bas niveau historique.
Tandis que la Russie dénonce une attitude « hostile » de la part de Washington, déplorant une « politique d’escalade des menaces à [sa] sécurité nationale » (1), le président Biden, pour sa part, fustige, lors de son passage à Varsovie, la « brutalité extraordinaire des forces et des mercenaires russes », les « atrocités » commises en Ukraine, et approuve quelques jours plus tard la décision de la Cour pénale internationale d’émettre un mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine.
Depuis la disparition de l’URSS, les rapports américano-russes ont traversé nombre de crises liées à des désaccords profonds sur l’ordre international, l’architecture de sécurité européenne, les termes de la stabilité stratégique entre les deux États, premières puissances nucléaires mondiales. Même les périodes où ils ont cherché à organiser leurs liens autour d’axes de coopération triés sur le volet ne leur ont pas permis d’élaborer un mode d’interaction durablement moins tendu. Le conflit en Ukraine, que la Russie décrit volontiers comme une guerre américaine menée par procuration contre elle, marque un tournant décisif.
Les États-Unis, menace pour la sécurité de la Russie ?
En 2021, un spécialiste russe des questions stratégiques notait que « la politique étrangère de la Russie souffre d’une fixation sur les relations avec les États-Unis » (2). Moscou a en effet continuellement cherché à entretenir l’illusion d’un rapport « de grand à grand », d’abord par la coopération (y compris sous Poutine) puis par la défiance, une fois constatée sa difficulté à infléchir les choix de Washington sur un certain nombre d’enjeux internationaux. De fait, les États-Unis, compte tenu du très net différentiel de puissance, n’ont accordé à la Russie qu’une attention relative tandis que celle-ci, motivée par la revendication d’un statut de grande puissance malgré l’érosion de son potentiel économique et militaire, gardait les yeux rivés sur l’attitude de la superpuissance américaine à son égard.
La frustration qui a découlé de cette asymétrie a amené les dirigeants russes à interpréter certaines politiques américaines comme des symptômes d’un refus de Washington d’admettre l’importance de la Russie dans le jeu mondial, voire d’une volonté de miner sa sécurité : mise en cause de la crédibilité de sa dissuasion nucléaire (par le retrait du traité ABM), marginalisation de la Russie dans l’espace européen (par la pérennisation de l’OTAN, son élargissement et sa transformation — vu de Moscou — en « alliance offensive » avec son intervention contre la Serbie en 1999)… Autre dossier dont la sensibilité s’exprime aujourd’hui crûment dans le contexte de la guerre en Ukraine : le rôle des États-Unis dans l’espace ex-soviétique, dans lequel Moscou n’a jamais cessé de vouloir conserver un rôle prédominant. Nul doute qu’ils sont visés par la Stratégie de sécurité nationale russe (juillet 2021) quand elle dénonce l’« action de certains États visant à susciter des processus de désintégration au sein de la CEI pour détruire les liens entre la Russie et ses alliés traditionnels ».
Assez tôt après la fin de la guerre froide, Moscou a exprimé une préoccupation à l’égard de la politique américaine dans cet espace. La spécialiste américaine Angela Stent résume ainsi la situation : « La Russie définit son périmètre de sécurité non comme les frontières de la Fédération de Russie, mais comme celles de l’ancienne Union soviétique. Elle exige que les États-Unis et l’Europe reconnaissent cela » (3). Ainsi, elle a réagi négativement au soutien américain à la formation du GUAM, association des pays (Géorgie, Ukraine, Azerbaïdjan, Moldavie) les plus soucieux de desserrer l’emprise de la Russie sur leur vie politique, économique et géopolitique, et à l’émergence d’axes énergétiques (Bakou-Tbilissi-Ceyhan, Bakou-Tbilissi-Erzurum) érodant son rôle de « hub » pour l’évacuation des hydrocarbures de la Caspienne vers les marchés mondiaux. La guerre en Ukraine a été l’occasion de voir une nouvelle fois la publication en Russie de nombre d’analyses présentant les idées de Zbigniew Brzezinski sur l’importance de dissocier l’Ukraine de la Russie comme le fil conducteur de la politique américaine en ex-URSS — Brzezinski, ancien conseiller à la sécurité nationale du président Carter, étant souvent décrit comme une éminence grise pour les administrations américaines qui se sont succédé depuis 1991.