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« Retour de la guerre » dans l’imaginaire européen et sciences sociales

La stupeur lors du déclenchement de la guerre en Ukraine par la Russie en février 2022 s’est accompagnée de nombreux commentaires en Europe sur le « retour de la guerre ». L’expression a envahi les articles de presse et les émissions de TV ou de radio. Pour les observateurs les plus attentifs, ce n’était pas la première fois que l’on assistait à une telle formulation des choses : c’était le retour du « retour de la guerre ».

Alors que la guerre froide se terminait à peine, les Européens avaient pourtant déjà constaté l’invasion du Koweït par l’Irak, puis dans la foulée les guerres de Yougoslavie. Au début des années 2000, la « guerre contre le terrorisme » qui a résulté de l’attaque des États – Unis par Al-Qaïda s’est déployée à divers endroits du globe et s’est doublée d’une guerre contre l’État islamique. L’Europe a été touchée sur son sol par des attentats terroristes. En 2008, la Russie lançait son offensive en Géorgie et, en 2014, commençait son agression contre l’Ukraine. Malgré tout, l’imaginaire européen international a continué de se définir à travers la paix, les guerres étant perçues comme lointaines et la vague d’attentats en Europe comme passagère. On peut certes souligner qu’il s’agit cette fois non seulement d’une guerre en Europe, mais encore d’une guerre qui a pris, sans doute malgré les plans initiaux russes (1), la forme d’une guerre conventionnelle interétatique comme on n’imaginait plus en voir dans une période dominée par les guerres civiles et les interventions occidentales dans des conflits asymétriques. Il s’agit aussi d’une guerre dans laquelle les Européens sont impliqués de manière indirecte.

L’effarement du « retour de la guerre » a également touché les sciences sociales et politiques françaises, hors du petit milieu pluridisciplinaire et spécialisé dans l’étude de la guerre et des armées – qui a pu être surpris des choix stratégiques russes sans pour autant partager l’incrédulité du « retour de la guerre ». La sociologue et politologue Anna Colin Lebedev, spécialiste des sociétés postsoviétiques, s’est longuement exprimée sur cette rencontre avec la guerre comme objet d’étude dans un bel entretien intitulé « Devenir aguerrie » (2). Mais globalement, peu de spécialistes en sciences sociales et politiques se sont orientés vers la guerre comme objet de recherche scientifique à partir du choc de son « retour », comme si celle-ci restait toujours malgré tout une réalité extérieure aux disciplines.

L’extériorité de la guerre en sciences sociales

De nombreux facteurs dans l’histoire du développement des sciences sociales et politiques sont susceptibles d’éclairer cette norme de l’extériorité constante du phénomène guerre. On s’intéressera ici essentiellement aux origines des disciplines, en particulier en France, car les idées qui ont dominé lors de l’émergence des sciences sociales et politiques au début du XIXe siècle, sous une forme préscientifique, ont semblé, après de multiples péripéties historiques, trouver confirmation dans la pacification de l’espace européen post – guerre froide. Comme si leurs auteurs n’avaient finalement eu tort que d’avoir raison trop tôt. Ces idées ont en tout cas modelé l’appréhension sociopolitique des phénomènes militaires jusqu’à nos jours, de façon plus ou moins consciente.

Les sciences sociales et politiques émergentes partagent en effet une hypothèse forte et centrale : le futur de la modernité – se confondant avec l’Europe –, après la Révolution française et les guerres napoléoniennes, se déploiera sur le mode de l’évolution nécessaire (évolutionnisme) vers la paix perpétuelle, grâce au développement de la démocratie et de la société industrielle, dont les principes sont par définition opposés à la guerre. Les précurseurs français que sont Saint – Simon, Auguste Comte et Alexis de Tocqueville vont, au sortir de la période de transformations et de violences politiques allant de 1789 à 1815, tenter de renouer les fils de l’histoire française et européenne en faisant des déchirures de leur temps la charnière entre deux mondes, deux types de sociétés opposés.

L’histoire et son sens appréhendés sous une forme se revendiquant d’un savoir positif occupent ainsi en priorité l’esprit et la collaboration des philosophes Claude – Henri de Saint – Simon et Auguste Comte – inventeur du terme « sociologie » (3). Avec eux débute une période où les théories totales, embrassant l’évolution sociale et spirituelle de l’humanité, seront à l’honneur. Au sein de leur réflexion d’ensemble sur l’avènement de la société industrielle, les questions relatives à la guerre et aux armées sont centrales. Avant qu’Auguste Comte ne devienne le secrétaire de Saint – Simon, la pensée de ce dernier est principalement d’inspiration libérale, notamment dans L’industrie (4) (1817), et participe plus du développement de l’économie politique que de la sociologie. La modernisation du travail et des échanges est conçue comme antithétique du maintien des institutions d’Ancien Régime, en particulier de l’institution militaire. Les militaires sont dans le contexte d’émergence de la civilisation industrielle des « parasites improductifs », tandis que la politique, réduite à l’activité sanglante et mesquine des princes déchus, est destinée à dépérir avec l’habitude de trancher les conflits par les armes. Empruntée à Charles Comte, cofondateur de la revue libérale Le Censeur, la célèbre distinction entre le régime « militaire ou gouvernemental » et le régime « libéral et industriel » bénéficiera d’une publicité croissante au long du XIXe siècle. L’économie libérale classique repose ainsi sur l’idée que l’émergence de la société industrielle rend la politique, en tant qu’art de gouverner et de s’imposer aux autres nations, et dont il est supposé que l’unique objet est l’acquisition des richesses, aussi superflue que le moyen ultime de son action : la violence armée.

C’est dans ses fameux Cours de philosophie positive (5) (1830-1842) que l’on trouve la doctrine d’Auguste Comte sous une forme aboutie, c’est-à‑dire les thèses de L’industrie révisées et organisées en système. Comte reprend l’idée de l’opposition de l’esprit militaire et de l’esprit industriel comme moteur du développement historique des sociétés européennes, mais cherche à théoriser la fonction et la nécessité des faits et de leur succession. L’ensemble porte le nom de « loi des trois états ». Toute société comme tout individu n’a que deux buts d’activité possibles : la conquête, l’action violente de l’homme sur l’homme, ou la production, la transformation par et pour l’espèce humaine des ressources naturelles. Le but militaire était au fondement de l’ancien système social, le but industriel est celui du nouveau. Au cours d’une évolution historique caractérisée par le déclin de la conquête et la montée en puissance de la production, les sociétés européennes sont passées par trois étapes de développement, dont chacune correspond à un « état » social et spirituel particulier. Tout d’abord, « l’état théologique », au sein duquel la morale religieuse constitue le principe de légitimité d’une organisation sociale adaptée au but principalement militaire de l’activité des collectivités. Ensuite, « l’état métaphysique », sorte d’état transitoire qui tend à rendre dominante une morale juridique au moment où l’organisation sociale répond de plus en plus au double impératif de la guerre et de la production. Enfin, « l’état positif », état historique final susceptible d’un perfectionnement illimité, qui voit s’imposer une morale positive, édifice scientifico – religieux, dans le contexte d’une société entièrement tournée vers la production industrielle. Au fur et à mesure du processus historique de transformation, les phénomènes guerriers subissent une érosion régulière.

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