Il peut arriver que des systèmes de combat deviennent des enjeux politiques majeurs dans le processus de recomposition géostratégique. En l’occurrence, dix ans après avoir écrit sur la position centrale de l’Allemagne comme pilier d’une « Mittel-Europa de la défense », ensemble stratégique centré sur la défense territoriale (1), il faut constater que Berlin a pris une initiative politiquement payante. Mais jusqu’à quel point ?
Les choix technologiques sont éminemment politiques, qu’il s’agisse de développer soi – même un système, de le faire en coopération ou encore de l’acheter sur étagère (2). De fait, si la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens, c’est aussi le cas de l’armement et la politique allemande en matière de défense aérienne en est clairement une illustration – d’ailleurs paradoxale au vu de son rapport à cette capacité. En 1992, l’Allemagne croule encore sous les systèmes : en plus de ceux issus de l’ex-RDA, elle dispose de 288 lanceurs Patriot, de 216 lanceurs Hawk, de 238 lanceurs Roland, de 432 automoteurs Gepard et de plus de 2 000 canons tractés, en plus de missiles de très courte portée. Trente et un ans plus tard, cet arsenal s’est effondré, avec 30 lanceurs Patriot (soit une dizaine de batteries) et 20 Ozelot, soit des petits chenillés Wiesel‑2 dotés de lanceurs de missiles à très courte portée Stinger (3).
Désintérêt opérationnel, puis intérêt politique
Pour autant, il a existé une vraie réflexion sur la défense aérienne, avec notamment la conception du système MEADS (Medium extended air defense system) avec l’Italie et les États – Unis, développé à partir de 1999. Il s’agit alors de coupler des systèmes radars et de commandement européens avec des missiles américains Patriot PAC‑3 MSE et IRIS‑T. Le système, qui devait être acheté par les trois pays, semblait promis à un bel avenir commercial, mais les retards pris tant dans le développement que dans le financement trahissaient le désintérêt des participants. Rebaptisé Taktisches luftverteidigungssystem (TVLS), il est officiellement sélectionné en 2015 en tant que successeur du Patriot, mais 24 ans après le lancement du programme, aucune commande n’a jamais été passée. Pis, la récente commande de six batteries IRIS‑T SL laisse penser que le système trinational est abandonné. Aux États-Unis, le Patriot doit quant à lui être modernisé avec la mise en service du radar LTAMDS (Lower tier air and missile defense sensor) (4). Quant à l’Italie, elle continue d’utiliser le SAMP.
Le désintérêt allemand pour la défense aérienne était cependant plus opérationnel que politique. La guerre d’Ukraine a fourni à Berlin l’occasion d’un coup politique majeur avec son initiative European sky shield (ESSI). Annoncée fin août 2022, elle se concrétise avec la signature d’une lettre d’intention le 13 octobre suivant. L’ESSI est d’emblée présentée comme s’articulant à l’OTAN et à son système de défense balistique. Elle implique de prendre la tête d’une coalition, ouverte, centrée sur le déploiement de systèmes antiaériens et antibalistiques en se fondant sur ceux déjà existants, et non en cherchant à développer de nouveaux programmes, a priori coûteux et longs à mettre au point. La guerre d’Ukraine produit quant à elle un nouveau sens de l’urgence pour nombre de capitales européennes, Moscou démontrant rapidement son incapacité à mener des frappes dynamiques sur des cibles militaires, se rabattant dès lors sur des cibles fixes, le plus souvent civiles – quand bien même ces attaques seront menées à partir d’octobre avec des systèmes iraniens faciles à détecter et à abattre.
L’initiative va surtout attirer les participants, du moins pour sa phase déclaratoire. D’emblée, 15 États la rejoignent : Allemagne, Belgique, Bulgarie, Estonie, Finlande, Hongrie, Lituanie, Lettonie, Norvège, Pays-Bas, République tchèque, Roumanie, Slovaquie, Slovénie et Royaume – Uni. Plus tard, ce sera au tour du Danemark et de la Suède, avant que la Suisse et l’Autriche – toujours officiellement neutres – ne se montrent intéressées. L’initiative, en revanche, n’inclut pas le tandem franco – italien, pourtant producteur du seul vrai système antiaérien européen à longue portée ; ni la Pologne, pourtant elle aussi engagée dans une modernisation en profondeur de sa défense aérienne (5) ; ni enfin les autres États du pourtour méditerranéen, Portugal, Espagne, Grèce et Turquie. D’une manière très intéressante, la géographie de cette alliance antiaérienne montre un schéma centré sur les moyennes puissances d’Europe centrale et orientale, de même que des pays scandinaves.