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Penser le renseignement : scruter nos ennemis, observer nos alliés

Plus de deux ans après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les raisons de l’aveuglement français au sujet des intentions réelles de Moscou restent mystérieuses. En 2021, à la suite de la spectaculaire annulation par l’Australie du contrat signé en 2016 avec Naval Group, le président de la République avait demandé au Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) de conduire un audit afin d’identifier les causes de cet échec (1). Pour ce qui concerne la crise ukrainienne, aucune annonce publique n’a été faite concernant une telle demande.

Le limogeage, le 31 mars 2022, du directeur du renseignement militaire, le général Vidaud (2), puis le départ du directeur général de la sécurité extérieure, l’ambassadeur Bernard Émié, le 8 janvier 2024 (3), avaient cependant confirmé que les autorités politiques n’étaient pas satisfaites des deux services de renseignement chargés des questions internationales. Les commentateurs les mieux renseignés n’avaient par ailleurs pas manqué de souligner que le général Vidaud payait là ses mauvaises relations, notoires, avec le chef d’état – major des armées (CEMA) tandis que le DGSE était « remercié pour l’ensemble de son œuvre  », selon la formule cruelle d’un cadre de son service (4). Sa survie après l’attaque russe avait déjà beaucoup étonné. Cependant, quels que soient les motifs profonds de ces deux évictions, la France a semblé nier l’évidence de la menace russe jusqu’aux heures précédant l’attaque, et des interrogations ont été émises quant aux sources des orientations diplomatiques du chef de l’État (5). Les historiens auront tout le loisir, dans quelques décennies, de débattre du mode de gouvernance du président (6), mais certaines remarques, pour ne pas parler d’excuses, lues ou entendues ici et là font planer un doute sur la réalité des capacités analytiques de structures dont c’est pourtant la mission première et dont dépendent bon nombre de décisions stratégiques.

« Les Américains nous ont déjà menti »

Confrontés aux critiques, les responsables français ont avancé une série d’arguments plus ou moins convaincants afin d’expliquer leur mauvaise évaluation de la politique russe. Le plus risible d’entre eux a été l’évocation, toute honte bue, des mensonges de Washington en 2003 afin de justifier l’invasion de l’Irak (7).

Si les manœuvres de l’administration Bush Jr. resteront une faute majeure, de l’eau a depuis coulé sous les ponts. Paris et Washington ont fait la guerre côte à côte en Afghanistan, et le soutien américain a été déterminant en Somalie lors de l’affaire Denis Allex ; au Mali dès le déclenchement de l’opération « Serval » ; au Levant, notamment à l’occasion de frappes contre des responsables français de l’État islamique (EI) ; et sur le territoire national même lors de la crise djihadiste de 2014-2017.

En 2003, la position française face aux menées américaines avait reposé sur une évaluation solide et indépendante des conséquences régionales d’une attaque de l’Irak et sur une parfaite connaissance des programmes militaires de ce pays. Ces deux piliers avaient permis à la diplomatie française de contrer, certes en vain, un à un les arguments du Département d’État et de tenir une position solide. Près de vingt ans plus tard, pourtant, cela a donc été au tour de Paris de s’aveugler, en raison aussi bien de failles capacitaires que de biais cognitifs impardonnables.

« Ça ne doit pas arriver et donc ça n’arrivera pas »

À en croire certaines confidences, les divergences entre Occidentaux au sujet des intentions russes ne seraient pas dues à des renseignements contradictoires, mais bien à des évaluations radicalement différentes, et c’est là que le bât blesse. Dans Le Monde, Jacques Follorou écrivait ainsi au mois de mars 2022 : « En décembre, Avril Haines annonce à ses alliés que son pays considère que les déclarations conciliantes du président russe ne sont qu’un leurre et ne servent qu’à gagner du temps. L’objectif de Vladimir Poutine, selon elle, est d’envahir l’Ukraine. Un point de vue partagé par les Britanniques.  » Puis, plus loin : « Sur la base des mêmes renseignements, Paris et Berlin estiment, pour leur part, que la voie de la négociation demeure la meilleure pour dissuader Vladimir Poutine de commettre l’irréparable.(8) »

L’incohérence saute ici aux yeux. D’un côté, les services américains et britanniques jugeaient que la décision russe d’envahir l’Ukraine était prise. D’un autre, supposément avec les mêmes cartes en main, Français et Allemands estimaient qu’il était possible de négocier. Mais qu’y avait-il à négocier si la décision russe était prise, comme le montraient ces fameux renseignements que les services français s’échinent toujours à présenter comme identiques à ceux recueillis par leurs homologues américains ? En 2023, Bernard Émié, alors DGSE, avait tenté, dans une formule trop alambiquée pour vraiment convaincre, d’expliquer que la France disposait des mêmes renseignements que ses partenaires, mais qu’elle avait choisi de ne pas en faire état publiquement (9). Cette approche différente n’avait échappé à personne, mais elle n’expliquait pas pourquoi l’analyse qui avait été faite dans son service (et ailleurs) de la situation était si éloignée de ce qui allait se produire le 24 février 2022.

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