Le tir, le 21 novembre 2024, d’un missile balistique de portée intermédiaire (IRBM) Oreshnik par la Russie constitue indubitablement une rupture. L’engin, doté de six charges multiples à guidage indépendant n’était manifestement pas doté de charges explosives et a frappé la ville ukrainienne de Dnipro, sans qu’un ciblage particulier ne soit distinguible. En l’occurrence, c’est le premier usage militaire d’une arme de de ce type – qui pourrait d’ailleurs, comme le DF-26 chinois, avoir une double fonction nucléaire et conventionnelle. Reste aussi qu’intervenant dans la foulée de l’emploi par l’Ukraine de missiles ATACMS contre des bases situées sur le territoire russe, finalement autorisée par Washington, la frappe a une fonction indubitablement déclaratoire, augurant d’un signalement stratégique à l’attention des Etats européens. De facto, durant la guerre froide, les IRBM soviétiques (SS-5 puis SS-20) étaient essentiellement destinés à des actions contre l’Europe occidentale et, dans une moindre mesure, la Chine. La mise en service du SS-20, avait impliqué la conception et le déploiement des « Euromissiles » Pershing II et LGM-109, qui avaient non seulement créé des tensions dans les sociétés européennes – y compris instrumentalisées par l’URSS – mais avaient aussi ravivé le débat autour d’un « découplage » entre les membres européens de l’OTAN et les Etats-Unis.
Justement, le tir se produit aussi dans le contexte de la victoire de D. Trump à l’élection présidentielle américaine et peut également être vu comme un signalement à l’attention de sa future administration. Indirectement, il s’agirait donc aussi pour la Russie de jouer sur la vision transactionnelle des relations internationales d’un Trump qui promettait de mettre un terme à la guerre en trois jours, une fois élu, en élevant les enjeux. Et peut-être aussi à relancer les débats sur le découplage qui s’étaient terminés avec le démantèlement des SS-20, Pershing-2 et autres LGM-109 consécutif à un traité INF… n’existant plus. Reste que le tir du 21 novembre est aussi celui d’un système qui n’est pas encore en service opérationnel. En l’occurrence, le missile a ainsi fait l’objet d’un premier tir en conditions réelles, avec probablement peu d’engins parés pour une utilisation. Le programme lui-même reste nébuleux. L’hypothèse d’une variante du RS-26 Rubezh (SS-X-31) utilisant un étage en moins a été évoquée.
On note par ailleurs que le tir de l’Oreshnik intervient également quelques jours après l’inauguration officielle de la base antimissile de Redzikowo, en Pologne, le 13 novembre, et son intégration au système antimissile de l’OTAN – bien qu’étant opérationnelle dès juillet dernier. La base est la deuxième installation Aegis Ashore en Europe, avec 10 lanceurs verticaux pour des missiles SM-3, la Russie percevant cette installation comme une menace pour la crédibilité de sa dissuasion nucléaire. Il n’est par contre pas certain que la base soit adaptée à l’interception de missiles russes, du fait de son positionnement trop à l’Est pour protéger les capitales européennes – le dispositif otanien ayant été conçu dans l’optique d’une menace iranienne – comme de l’évidente faiblesse de la salve défensive.
La réponse européenne n’est pas inexistante. D’une part, le programme européen European long range strike approach (ELSA), déjà porté sur les fonds baptismaux par la France, l’Allemagne, l’Italie et la Pologne, a pour but de concevoir et produire des missiles de croisière à lancement terrestre d’une portée de 1 000 km utilisant comme base le SCALP Naval. La Suède et le Royaume-Uni ont indiqué en octobre qu’ils allaient rejoindre le programme. L’approche était alors centrée sur la frappe conventionnelle dans une optique multidomaine (voir DSI hors-série n°99), avec une portée relativement limitée, et sans ambitionner de disposer d’un système de dissuasion conventionnelle. Aussi, d’autre part, la révélation par Challenges d’une réflexion autour du développement d’un missile balistique conventionnel d’une portée cette fois supérieure à 1 000 km – mais qui n’a pas été précisée plus avant – est intéressante. L’annonce suit ainsi le tir russe et apparaît comme une réponse sur le plan déclaratoire, mais elle interpelle également, cette fois au plan opérationnel.
S’il est là aussi utilisable dans des scénarios multidomaine/M2MC (Multi-milieux/multi-champs), il interroge aussi sur son usage dans un cadre de dissuasion conventionnelle, dans l’hypothèse par exemple d’une frappe sur un allié européen de la France. Il éviterait ainsi l’option d’un « tout ou rien nucléaire » lié au « dilemme de Suwalki », qui implique qu’à la suite d’actions russes sur les Etats baltes puisse se poser la délicate question de savoir s’il faut mettre Paris en danger pour sauver Vilnius. Une option supplémentaire serait ainsi disponible aux décideurs politiques, une liberté d’action serait ainsi retrouvée dans un cadre européen et otanien où le retour de D. Trump et une possible neutralisation de la dissuasion otanienne – la fameuse « double clé » qui implique le feu vert de Washington – change évidemment la donne. Mais aussi dans un cadre où la France cherche à se positionner comme « fournisseur de dissuasion » à l’échelle européenne, mais non sans d’épineuses questions liées aux logiques de dissuasion élargie et son incompatibilité avec la doctrine actuelle… On note par ailleurs que, comme pour la Russie, un tel choix pose également la toujours délicate question de la discrimination et d’une réponse nucléaire « accidentelle », qu’elle soit de bonne foi – le tir conventionnel est réellement confondu avec un tir nucléaire – ou non, une réponse nucléaire présentée comme « accidentelle » permettant alors de mettre la France au pied du mur d’un engagement de plus large ampleur. Mais à l’inverse, cette question, si déstabilisante, de la discrimination, est aussi un facteur de crédibilité et peut entrer en ligne de compte dans une logique dissuasive.
Reste également la question des moyens. La France dispose avec le M51 d’une expertise balistique évidente et dispose de l’ensemble des briques technologiques nécessaires, notamment dans le domaine de la navigation. Le développement d’un missile balistique de portée moyenne ou intermédiaire – y compris doté de charges conventionnelles multiples – apparaît ainsi comme relativement aisé, mais encore faut-il que les lignes budgétaires nécessaires soient ouvertes. Or, la Loi de programmation militaire actuelle laisse assez peu de liberté de manœuvre, dans un contexte où une partie des accroissements budgétaires prévus – d’ailleurs regardés avec envie par Bercy – seront victimes de l’inflation, mais aussi dans un contexte de renversement du gouvernement. Reste également que la séquence actuelle ouvre également la porte à des possibilités de coopération, qui pourraient justement permettre de rectifier la position de la France sur l’échiquier européen. On peut ainsi penser à une coopération avec Varsovie, ce qui ne serait pas sans donner un « coup d’accélérateur » à une relation sans doute trop longtemps délaissée et qui, d’un point de vue stratégique, ne peut se permettre de laisser de côté une Pologne qui apparaît comme une puissance-pivot en Europe.