Vous organisez pour la troisième année les Rencontres stratégiques de la Méditerranée (RSMed2024) qui permettent aux acteurs du voisinage sud de l’Europe (industriels, militaires, politiques, chercheurs, étudiants…) de « croiser les regards sur le monde ». À l’aune de ces échanges, comment caractériseriez-vous aujourd’hui l’état des tensions et de la conflictualité maritime en mer Méditerranée ?
P. Ausseur : Les tensions en Méditerranée sont d’abord le reflet des tensions des pays qui l’entourent, et également le reflet des tensions du monde. La géopolitique des mers est intrinsèquement liée à celle de la terre. Conflit en Ukraine, conflagration israélo-palestinienne, guerre dans la bande sahélo-soudanaise, rivalités des puissances régionales, élections américaines… Les réalités internationales et régionales s’entremêlent, s’alimentent et s’exportent en mer. Aujourd’hui, la Méditerranée est un espace stratégique sous menaces, où trois dynamiques influent notablement sur l’état des tensions de la zone : la fragmentation du monde, les tensions Nord/Sud et enfin les tensions Est/Ouest.
La dynamique de divergence, constatée à l’échelle mondiale, prend en effet dans cette région une dimension particulière en raison de l’histoire commune, encore à vif, de cette zone euro-méditerranéenne. On vit en ce moment la fin du rêve de convergence, dont l’Union pour la Méditerranée (1) était le dernier avatar ; c’est-à-dire la fin d’un rapprochement vers le modèle européen porté par un réseau d’échange, de commerce et de coopération censé mener vers « une union sans cesse plus étroite » pour reprendre l’expression du Traité de l’Union européenne, dont il suivait la logique.
À rebours de cette dynamique de mondialisation heureuse, qui tendait par nature à lisser les aspérités, aujourd’hui les différences s’imposent, les identités sont revendiquées et les modèles alternatifs fleurissent.
Ces forces centrifuges sont plus complexes qu’une simple désoccidentalisation, car les reconfigurations sont multiples. La première concerne les rapports entre le Nord et le Sud, c’est-à-dire entre les pays qui profitent de la mondialisation et ceux qui ont le sentiment d’être laissés de côté. La Méditerranée est une frontière étroite entre ces deux mondes. Les inégalités économiques et sociales s’accroissent. Ce fossé matériel s’accompagne désormais d’un abime intellectuel et spirituel qui éloigne les sociétés en termes de représentations, de rapport au religieux ou d’organisation sociétale et politique.
La Méditerranée n’est donc plus une Mare Nostrum ou une union politique en devenir, mais bel et bien le lieu d’une rupture dont la faille ne cesse de se creuser entre le Nord et le Sud, tout autour de l’Europe. L’extension des BRICS+ l’année dernière à cinq pays de notre voisinage sud en est l’illustration (2). La guerre de Gaza après le 7 octobre 2023 n’a fait que renforcer cette polarisation en entrainant avec elle une montée croissante du ressentiment des populations du Sud, solidaires de la cause palestinienne envers Israël (le représentant paradigmatique des pays du Nord dominateurs).
La même dynamique est à l’œuvre entre l’Est et l’Ouest, c’est-à-dire entre les puissances continentales autocratiques portées par la Chine et la Russie et les puissances maritimes démocratiques animées par les États-Unis et l’Europe. Le conflit ukrainien en est une conséquence dramatique sur notre continent. Il a des répercussions directes en Méditerranée qui dépassent la contiguïté de la mer Noire. Il explique en effet le jeu de puissance en cours, dans lequel les cartes sont rebattues et dont l’axe Moscou-Téhéran-Ankara sort renforcé. Aide militaire (3), transferts de technologies, contournement des sanctions, probables collaborations en matière de renseignement et de cybersécurité… Les positions de ces acteurs sont aujourd’hui plus solides en Méditerranée centrale et orientale, en mer Rouge et au Moyen-Orient, même si les États-Unis ont montré qu’il fallait encore compter avec eux.