Les États se sont saisis du renseignement dit « d’intérêt économique » et en ont fait un nouvel enjeu de puissance sur la scène internationale. Néanmoins, définir les contours d’une nouvelle culture du renseignement devient complexe lorsque ses frontières sont poreuses et que des acteurs privés y sont impliqués.
Avant le tournant de la dernière décennie du XXe siècle, la question du renseignement économique restait anecdotique et on la trouvait essentiellement à travers les notions d’espionnage industriel ou scientifique. La figure de l’espion l’emportait, à savoir une personnalité pouvant parcourir le monde, un militaire, un scientifique ou un ingénieur travaillant au service de Sa Majesté, du Secret du Roi ou de l’empereur. Au XXe siècle, le renseignement économique a pris une nouvelle dimension avec la question centrale du pétrole et les liens forts qui étaient alors tissés entre les compagnies privées et les services d’État. Mais c’est l’accession surprise du Japon au deuxième rang mondial des puissances économiques qui mettra en exergue la mutation d’un appareil de renseignement au profit de son industrie et de ses conquêtes commerciales. En France, cette révolution culturelle va s’incarner dans la dynamique d’intelligence économique dont il est essentiel de connaitre les racines pour mieux appréhender l’étendue de ses branches.
Le rôle clé du renseignement dans l’accroissement de puissance par l’économie
Dans Le Labyrinthe des égarés : l’Occident et ses adversaires, un chef-d’œuvre éclairant sur notre monde de conflictualités, Amin Maalouf met en exergue cette réflexion de William Faulkner : « Le passé ne meurt jamais. Il ne faut même pas le croire passé ! » Et l’académicien de débuter son grand récit par le Japon de l’ère Meiji (1868-1912) qui décide d’envoyer des émissaires dans le monde entier pour recueillir les connaissances et devenir bientôt une puissance technologique, économique et militaire (sa supériorité dans la guerre, en particulier navale, qui l’opposera à la Russie entre 1904 et 1905 en sera une démonstration flagrante). Mais cette opération d’intelligence qui va permettre au Japon de se hisser au rang de puissance ne s’est pas faite sans raison extérieure. Cinquante années plus tôt, le commodore Perry débarque dans la baie d’Edo, porteur d’une lettre du président des États-Unis qui invite alors le pouvoir impérial à développer le commerce entre deux nations qui auraient, relate Amin Maalouf, « grand avantage à établir entre elles des relations amicales, fondées sur le respect mutuel, et à échanger leurs marchandises ». Et à l’écrivain de dévoiler un épisode qui, loin d’être anecdotique, en dit long sur le côté caché de la guerre économique : « La missive était placée avec solennité dans une boîte en bois de palissandre, ornée d’or. Et elle s’accompagnait d’un “cadeau”. Un rectangle de tissu blanc, que le visiteur déplia sous les yeux de ses hôtes, perplexes, en leur expliquant que son président espérait vivement que l’empereur répondrait positivement à ses demandes ; mais que si, par malheur, la réponse était négative, ce serait la guerre. “Et dans ce cas, ajouta le commodore Perry, vous aurez besoin de ceci pour capituler.” » (1).
Deux guerres mondiales et deux bombes atomiques plus tard, le Japon relance la dynamique d’intelligence qui lui avait déjà permis de rattraper son retard, mêlant renseignement économique ouvert et espionnage industriel. Les méthodes japonaises d’acquisition des technologies étrangères sont multiples et font appel à l’ensemble du spectre du renseignement économique qui va de l’ouvert (légal) au fermé (illégal) : veille technologique, visites de salons, reverse engineering, missions industrielles, envoi d’étudiants… et espionnage industriel. Des méthodes finalement éprouvées et bien connues des puissances occidentales. Mais ce nouveau rattrapage va générer un véritable Japan-bashing (« dénigrement du Japon ») de la part d’une puissance américaine surprise par les percées de « l’entreprise Japon » dans l’automobile ou l’électronique. La mondialisation progresse via les accords du GATT et la guerre froide semble disparaitre avec la fin de l’URSS. Les espions se reconvertissent dans le monde des affaires et l’Empire américain contre-attaque. Ainsi, pour donner suite au rapport « Japan 2000 » commandité par la CIA face aux revers que lui a fait subir le Japon dans des secteurs stratégiques, le président Clinton crée le National Economic Council, chargé de coordonner les politiques publiques à l’égard des entreprises. Et il ne s’agit là que de la partie émergée d’un dispositif dont la richesse et le maillage des structures est impressionnant : services de renseignement, agences gouvernementales, entreprises, cabinets d’avocat, fonds d’investissement, think tanks…, avec au cœur du succès un principe clé qui est la circulation des hommes.
Autrement dit, le dispositif américain est puissant et intelligent. Il dispose d’une réelle masse critique, est diversifié pour allier réflexion et action et facilite la production et la circulation des connaissances dans des buts stratégiques. Un de ses symboles est la création par la communauté américaine du renseignement du fonds d’investissement In-Q-Tel (2). Mais pour être intelligent, le dispositif américain est surtout piloté par une doctrine de suprématie stratégique (3) et appuyé par un discours protectionniste qui voit les actes succéder aux paroles. Le tout sous couvert de défense du principe supérieur de liberté. « Pourquoi l’Amérique espionne ses alliés ? » Tout simplement, répond un ancien directeur de la CIA dans le Wall Street Journal (4), parce que ceux-ci pratiquent la corruption pour battre les entreprises américaines sur les marchés où elles ne peuvent évidemment pas l’emporter, puisqu’elles sont technologiquement moins avancées. Et pour se faire bien comprendre, le département d’État et le département du Commerce font savoir qu’ils ont mis sur pied une base de données secrète recensant les noms des compagnies étrangères qui ont eu recours à des pots-de-vin pour conquérir certains marchés. Comme souvent avec les Américains, la meilleure défense reste l’attaque et les offensives vont se multiplier. La NSA va brancher ses capteurs et appuyer la lutte anticorruption pour châtier de nombreuses entreprises prises la main dans le sac au moyen d’interceptions « blanchies » par l’extraterritorialité du droit américain et surtout la faiblesse de grands groupes et d’États qui préfèrent se soumettre au dictat du Département de la Justice (DOJ) américain plutôt que d’engager le rapport de force (5). Les amendes, suivies ou non d’un rachat, s’enchainent ainsi contre les entreprises européennes : Siemens, Total, BNP Paribas, Alstom Power, Airbus, Areva…
L’intelligence économique, une autre culture du renseignement
Mais revenons au début des années 1990. Alors que les États-Unis se réarment face au Japon dans la guerre économique, la France choisit une autre voie. En 1994, le coup d’envoi officiel de l’intelligence économique est donné par le rapport d’un groupe de travail qui s’est réuni au sein du Commissariat général du Plan sous la houlette de l’ingénieur général de l’armement Henri Martre, président d’honneur de l’Aérospatiale et de l’Afnor (6). Au même moment, une investigation menée par Peter Schweizer, un journaliste américain particulièrement bien informé, révèle plusieurs opérations d’espionnage industriel orchestrées par les alliés des États-Unis. Son livre Friendly Spies : How America’s Allies Are Using Economic Espionage to Steal Our Secrets (7) pointe en particulier le Japon, l’Allemagne et… la France, inscrite même « au tableau d’honneur de l’espionnage industriel » (8). Difficile dans ce contexte de démocratiser le renseignement dans son versant légal appliqué aux affaires, bien que celui-ci se démarque clairement de l’espionnage. Les mots sont piégés et « intelligence économique » s’imposera d’autant plus facilement que la France des années 1990 méconnait voire méprise le renseignement (9), investit peu dans la sécurité économique et a une vision le plus souvent faussée de l’influence. Et pourtant…