Dans le royaume, malgré la prégnance de l’islam, l’usage de l’alcool est un fait social à part entière. Ses espaces et ses utilisations sont issus d’une longue histoire générée à la fois par des influences extérieures et une évolution propre. La production, la circulation et la consommation de cette marchandise considérée comme haram (illicite) ont fait l’objet d’un encadrement législatif à destination des musulmans, d’abord sous le protectorat français (1912-1956), puis après l’indépendance. Plus largement, la « morale publique » réprouve l’alcool. Pourtant, il est produit, vendu et consommé par de nombreux Marocains, notamment à Meknès.
Avant la colonisation, Meknès était constituée de deux parties : la médina et le mellah (quartier juif). En 1917, le maréchal Hubert Lyautey (1854-1934) a décidé de construire un nouveau quartier réservé aux Européens (hamria) à distance de quelques kilomètres du centre ancien, pour loger les colons et accueillir l’administration et les commerces occidentaux. Cette ville nouvelle se caractérisait par un urbanisme et une architecture importés par le pouvoir français pour offrir un espace domestique correspondant à son modèle. La colonisation s’est accompagnée de la mise en place d’une spatialité française dans l’espace marocain. Cette ville nouvelle disposait de galeries marchandes et de commerces à l’européenne, d’hôtels, de bars et de magasins de vins et spiritueux réservés aux colons et interdits aux musulmans.
Une spatialisation de l’alcool
À Meknès, comme dans toutes les grandes cités marocaines, le développement de ces villes nouvelles s’est accompagné de celui des bars, dont la construction était légalement interdite depuis 1913 près des mosquées, excluant de fait les quartiers dits autochtones, où il y avait de nombreux lieux de prière. Le bar européen s’opposait alors au « café maure », qui ne vendait pas d’alcool ; ils constituaient deux espaces ségrégués, le premier regroupant une clientèle européenne, le second une clientèle marocaine.
La spatialisation de l’alcool et sa visibilisation sont ainsi liées à l’histoire de la présence occidentale. C’est avec la colonisation que se sont développés les lieux « publics » associés à l’alcool. Le colonialisme a révélé cette présence par la matérialisation des sites de vente et de consommation, par leur mise en public, et par l’installation de nouvelles formes de consommation, de commercialisation et de promotion des marchandises. Dans la ville nouvelle, les bars fonctionnaient « à l’occidentale », tels des espaces publics ouverts aux regards extérieurs ; les vitrines et les portes laissaient voir l’intérieur depuis la rue et les clients pouvaient boire de l’alcool en terrasse, alors que dans la médina, on en buvait caché. La localisation actuelle des espaces de commercialisation et de consommation résulte de cette histoire.
L’alcool, ses consommateurs et leurs pratiques ainsi que les lieux qui leur étaient réservés vont voir leur statut et leur organisation bouleversés par le passage de la ville coloniale à la ville postcoloniale, puis par l’arrivée au pouvoir, en 2011, du Parti de la justice et du développement (PJD), qualifié d’« islamiste ». Au lendemain de l’indépendance, en 1956, la ville nouvelle a perdu sa population européenne, qui a été remplacée par les catégories aisées de la population marocaine. Ces nouveaux résidents ont hérité d’un habitat, d’un cadre de vie et de structures architecturales exogènes. Ils ont été confrontés à un espace qui leur était étranger, celui des débits de boissons. Avec le départ des Français et la réappropriation de ces espaces (à la fois de la ville nouvelle et des bars) par les Marocains, ce modèle culturel français s’est heurté aux valeurs et à la spatialité propres à la société locale. La perception de ces établissements n’était plus la même. Un regard occidental sur l’alcool a laissé la place à une vision marocaine, qui était la plupart du temps orientée par la morale.
Pour de nombreux Marocains, « montrer » l’alcool comme les colons le faisaient avant devenait socialement condamnable. On voyait alors émerger une norme officieuse. Les clients, musulmans, par leur appartenance culturelle, devenaient des transgresseurs si leurs pratiques étaient rendues publiques, alors que la loi ne leur interdisait pas de consommer sans excès. Au regard des normes officielles, les bars et les restaurants repris par des Marocains étaient en situation de transgression puisque leur clientèle était désormais pratiquement uniquement musulmane. Au regard des règles officieuses, l’organisation de l’espace et le système de référence des clients marocains se retrouvaient ainsi perturbés et ne pouvaient pas conserver leur mode de fonctionnement initial. Le social était en quelque sorte désencastré du spatial. Il fallait donc faire marcher de façon analogue l’espace géographique et l’espace social. Les lieux de consommation d’alcool ne pouvaient plus être publics et ouverts comme sous le protectorat, puisque ceux qui les utilisaient ne pouvaient plus exposer leurs pratiques à tous les membres de la société. Pour faire perdurer ces pratiques et les établissements qui les accueillaient, il était nécessaire de relier le social au spatial, de les réencastrer et de leur permettre de continuer à fonctionner en harmonie.
Pour respecter la norme officieuse, on a donc utilisé l’invisibilité. Il fallait faire fonctionner ces lieux publics comme des espaces intimes en obstruant leurs ouvertures. L’invisibilisation leur a permis de protéger du regard extérieur collectif un groupe social, un monde devenu à part. Une spatialité propre à la société française a laissé place à une spatialité propre à la société marocaine. Pour répondre à cette nouvelle logique endogène de l’espace, on a procédé à une sorte d’hybridation des espaces (ni publics ni privés) aboutissant à une « marocanisation » du paysage urbain. De la décolonisation à nos jours, la ville nouvelle est passée d’une logique exogène de ségrégation (qui renvoyait à des mécanismes de répartition spatiale des individus selon leur origine) à une logique endogène de séparation (qui consistait en une division fonctionnelle entre des espaces, générant des sphères distinctes pour une même population). S’en est suivie une séparation spatiale des réalités sociales qui n’existait pas autrefois sous cette forme dans la société marocaine.
Il semble néanmoins que cette invisibilisation des espaces et des pratiques n’ait pas été brutale et qu’elle ne soit pas intervenue immédiatement après le départ des Français. De nombreuses personnes soulignent en effet qu’il était possible de consommer dans les bars à la vue de tous après la décolonisation, y compris dans les années 1970, que l’invisibilisation s’est faite progressivement, et qu’elle s’est accentuée avec la montée en puissance du PJD, qui a utilisé l’alcool comme un outil pour développer ses idées et son discours.