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Penser la guerre : « L’ascension aux extrêmes » dans l’idée et dans la réalité de la guerre

La guerre en Ukraine, cette dernière année, et celle entre Israël, le Hamas et le Hezbollah ont empli l’espace politico-médiatique du mot « escalade ». Il faut en Europe et au Proche-Orient faire « attention à l’escalade », « éviter l’escalade », « prévenir l’escalade », etc. Il est néanmoins remarquable que personne ne semble juger nécessaire de préciser ce qui est entendu par la notion d’escalade, et l’on peut distinguer grossièrement trois attitudes types dans les débats publics face à l’« escalade » : une première attitude partant du principe qu’une escalade peut toujours être évitée ; l’attitude inverse, supposant que l’escalade est le développement naturel de tout conflit violent ; et enfin l’attitude estimant que si escalade il y a, c’est qu’elle est nécessairement imposée par l’ennemi.

« Laugmentation de l’intensité ou du périmètre d’un conflit qui franchit des seuils considérés comme significatifs par un ou plusieurs des belligérants(1) » est une première définition synthétique, claire et fine du phénomène d’escalade. Elle comprend la différence entre l’escalade dite verticale, qui renvoie à l’intensité des hostilités dans un périmètre conflictuel stable, et l’escalade dite horizontale, qui accroît le périmètre des hostilités à de nouveaux espaces ou à de nouveaux domaines d’affrontement. Elle repose par ailleurs sur un point analytique essentiel à la compréhension du phénomène : il n’existe d’escalade que dans la perception des belligérants, lorsque des seuils perçus comme significatifs pour eux sont franchis par l’ennemi ; franchissement susceptible d’entraîner une réaction également escalatoire. « L’escalade est un phénomène profondément lié aux perceptions des acteurs : certaines actions seront perçues comme escalatoires par les deux parties, les principaux risques étant posés par une situation dans laquelle une action est vue comme escalatoire par l’un des belligérants, mais pas l’autre. D’une manière générale, la durée d’un conflit entraîne son escalade progressive […]. (2) » L’escalade peut ainsi être volontaire ou involontaire, lorsqu’un acteur d’un conflit s’engage dans une action qu’il ne juge pas escalatoire tandis que la partie opposée perçoit cette même action comme franchissant un seuil significatif pour elle dans l’évolution des hostilités.

La guerre idéelle

On voit donc à travers ces premiers éléments de définition que les trois attitudes types décrites en introduction sont des sortes de caricatures de possibilités réelles, fausses en ce qu’elles systématisent outrancièrement des représentations en partie justes liées à l’existence des interactions conflictuelles et à leurs dynamiques. L’escalade progressive est à la fois le développement « normal » d’un conflit qui dure, un phénomène interactif qui peut stagner à certains seuils, que l’on peut parfois éviter et parfois non, qui peut être plus ou moins contrôlé ou incontrôlé, volontaire ou imposé. Pour mieux comprendre ces incohérences apparentes, il est utile de se référer aux réflexions du premier chapitre du livre I du célèbre traité de Clausewitz, De la guerre(3).

C’est en effet dès l’ouverture du traité qu’apparaît le thème de la fameuse « ascension aux extrêmes » tel qu’il est pensé comme philosophe de la guerre par l’officier prussien. Le thème y est associé à ce que les commentateurs appellent la « guerre absolue » ou la « guerre idéale », dénominations qui nous paraissent toutes les deux entraîner des confusions et être en partie responsables des débats d’interprétation sur ces points de la pensée clausewitzienne. L’expression de « guerre absolue » a tendance à faire se confondre l’idée exprimée par Clausewitz à ce moment de son raisonnement avec la notion descriptive de « guerre totale », qui renvoie dans nos représentations communes aujourd’hui surtout aux deux guerres mondiales. L’expression de « guerre idéale » induit évidemment l’idée que la notion aurait une dimension normative, qu’il s’agirait d’un idéal souhaitable de la guerre, ce qui n’est pas le sens du propos de Clausewitz. Nous utiliserons donc ici l’expression de « guerre idéelle », au sens de guerre « dans l’idée » par distinction de la guerre « dans la réalité ».

Le traité sur la guerre de Carl von Clausewitz débute par des réflexions sur la nature du phénomène de guerre et, en premier lieu, sur des propositions de définition de la guerre. La difficulté ici est que Clausewitz ne propose pas qu’une seule définition de la guerre, mais plusieurs selon la manière dont on envisage l’appréhension du phénomène. Sa célèbre formule sur la guerre comme « continuation de la politique par d’autres moyens » est la plus connue de ces définitions. Mais les réflexions du traité s’ouvrent sur une autre idée, celle de la guerre comme duel des volontés. « Nous n’entendons pas nous lancer dès le départ dans une pesante définition de la guerre ; mieux vaut s’en tenir à son élément primordial qui est le combat singulier à grande échelle. Pour saisir d’un seul tenant le grand nombre de combats singuliers qui la composent, mieux vaut se représenter la guerre comme deux combattants qui s’opposent. Chacun d’eux utilise sa force physique pour forcer l’autre à se soumettre à sa volonté ; son but premier est de terrasser l’adversaire afin de le mettre hors d’état de résister. La guerre est donc un acte de violence dont l’objet est de contraindre l’adversaire à se plier à notre volonté.(4) » Le désarmement de l’ennemi est un objectif et une étape intermédiaires.

Clausewitz explique ensuite que si l’on raisonne à partir de cette définition volontairement simplifiée de la guerre comme duel des volontés, toute guerre tend en théorie à une ascension aux extrêmes par l’effet d’actions réciproques entre les duellistes. Dans l’idée abstraite, la confrontation violente fait que chacun tente d’imposer sa volonté à l’autre et participe ainsi à une surenchère réciproque mécanique. L’ascension aux extrêmes – notre escalade initiale – est ainsi en théorie la logique de la guerre comme duel abstrait des volontés. Dans la guerre idéelle, l’affrontement des volontés ne peut que conduire aux extrêmes, mais la guerre idéelle est la « schématisation de la dialectique des volontés d’entités abstraites, évoluant dans un environnement “pur”, “vide”, un environnement de complète liberté que seul l’esprit peut imaginer comme contexte des mécanismes régissant un affrontement simplifié(5) ». Clausewitz l’exprime lui-­même admirablement : « Ainsi, dans la sphère abstraite du pur concept, la raison réflexive ne trouve jamais le repos qu’en atteignant les extrêmes. […] Si donc nous voulions en partant du pur concept de la guerre déterminer le point absolu vers lequel tendent à la fois le but fixé et les moyens déployés, les interactions constantes que nous identifierions nous mèneraient à des extrêmes qui ne seraient plus que jeux de l’imagination et arguties logiques au fil conducteur vide de réalité.(6) »

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