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Moscou, Pékin et Washington : la stratégie d’équilibre de Kim Jong-un

La tentative d’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022 et les combats qui ont suivi ont ouvert une fenêtre d’opportunité pour la Corée du Nord permettant à cette dernière de changer la nature de la relation qu’elle entretient avec la Russie, d’affirmer son autonomie par rapport à la Chine et de s’imposer comme une puissance internationale capable d’envoyer des troupes à des milliers de kilomètres de leurs bases pour prendre part à une guerre se déroulant sur un autre continent que le sien. 

Assurer la pérennité et la sécurité du régime

Depuis son accession au pouvoir en 2011, Kim Jong-un a repris les grands principes directeurs de la politique extérieure élaborée par son père et son grand-père visant à maintenir la pérennité du régime, assurer la sécurité du pays et affirmer son indépendance. Le développement du programme nucléaire et balistique, le soutien apporté à la Russie, la prise de distance à l’égard de la Chine et la possible reprise de contact avec l’administration américaine rentrent dans cette logique. La meilleure garantie de sécurité du régime et d’indépendance du pays réside dans le développement et le maintien d’un équilibre dans les relations que la Corée du Nord entretient avec les trois grandes puissances pouvant influer sur l’avenir de la péninsule coréenne : les États-Unis, la Chine et la Russie. En s’engageant auprès de la Russie, en prenant ses distances à l’égard de la Chine et en se préparant à la possibilité d’une reprise du dialogue avec les États-Unis de Donald Trump, Kim Jong-un est en bonne position pour réussir là où Kim Il-sung et Kim Jong-il ont échoué, à savoir maintenir ces trois puissances à équidistances et ne dépendre d’aucune d’entre elles pour assurer la survie du régime. 

Prise de distance par rapport à la Chine

Si la politique suivie par Kim Jong-un présente des éléments de continuité par rapport à celle de ses prédécesseurs, elle a également introduit des différences significatives, notamment en matière de modernisation économique et de rééquilibrage des relations extérieures en faveur de la Russie et au détriment de la Chine. L’arrestation et l’exécution en décembre 2013 de son oncle Jang Song-taek, connu pour avoir été en faveur du renforcement des relations avec la Chine, a marqué le début d’une volonté d’émancipation politique par rapport à la Chine. Cette dernière reste toutefois, et de loin, le principal partenaire commercial de la Corée du Nord. 

Grâce à une réouverture partielle et progressive des frontières au commerce en aout 2022, après deux ans de fermeture, les échanges commerciaux sino-nord-coréens avaient retrouvé en 2023 un niveau proche (83 %) de ceux d’avant la pandémie de Covid-19. Toutefois, sur les onze premiers mois de 2024, les échanges auraient baissé de 6 % par rapport à l’année précédente, atteignant 1,93 milliard de dollars contre 2,05 milliards de dollars l’année précédente, en partie en raison de problèmes logistiques persistants à la frontière, mais aussi d’une baisse de la demande nord-coréenne après une série de mauvaises récoltes en 2022 et 2023, ainsi que d’une volonté de diversification progressive de ses approvisionnements.

Russie-Corée du Nord : une alliance qui ne dit pas son nom

Parallèlement, même si les chiffres ne sont pas encore disponibles, les échanges avec la Russie auraient fortement augmenté pendant la même période. Avant même que l’engagement militaire nord-coréen auprès de la Russie soit connu, les livraisons russes de pétrole à la Corée du Nord ont significativement augmenté, à compter du début de l’année 2024. Le site Open Source (1) estime que ce sont plus d’un million de barils raffinés qui auraient été fournis par la Russie à la Corée du Nord en 2024, alors que dans le cadre des sanctions internationales, cette dernière n’est autorisée à importer que 500 000 barils raffinés par an. Cette hausse de la fourniture russe de pétrole a probablement permis à la Corée du Nord d’accélérer la cadence de production de ses usines d’armement. Selon le site NK Pro, une dizaine d’usines d’armement seraient en cours d’expansion en Corée du Nord (2). Il est évident qu’une part significative de cette production sera expédiée en Russie pour la soutenir dans sa guerre contre l’Ukraine. D’après les services sud-coréens de renseignement, la Corée du Nord aurait fourni des canons automoteurs de calibre 170 mm, des systèmes de lancement de roquettes multiples de 240 mm et plus de 13 000 conteneurs d’obus d’artillerie, missiles et autres armes conventionnelles entre aout 2023 et novembre 2024. Environ six millions d’obus auraient ainsi été fournis à la Russie. Si la priorité est aujourd’hui donnée à la production militaire pour soutenir la Russie, cela veut aussi dire que l’acier disponible est de moins en moins utilisé pour la production de biens civils, notamment d’outils agricoles, ce qui pourrait avoir des conséquences en matière de production agricole et alimentaire. Il n’est pas certain que la hausse des exportations russes de produits agricoles et alimentaires de base puisse compenser les faiblesses de la production locale, ce qui pourrait avoir des conséquences néfastes en matière de sécurité alimentaire pour le pays. Dans un entretien donné au quotidien Korea Herald, Wi Sung-lac, député et ancien ambassadeur de Corée du Sud en Russie, estime la production annuelle de grains en Corée du Nord à quatre millions de tonnes, alors qu’il faudrait au moins cinq millions de tonnes pour nourrir la population (3). Toutefois, si la Russie arrive à combler le déficit de la production agricole nord-coréenne, l’échange « armes contre nourriture » pourrait s’avérer positif pour la Corée du Nord, d’autant plus que l’accord de partenariat stratégique global entre la Corée du Nord et la Russie de juin 2024 couvre des domaines bien plus larges en matière politique, commerciale, d’investissement et de sécurité. L’article quatre est particulièrement engageant. Il stipule que si l’un des pays « est mis en état de guerre par une invasion armée », l’autre « fournira sans délai une assistance militaire et autre avec tous les moyens en sa possession » (4) et rappelle d’une certaine manière l’article cinq du Traité de l’Atlantique Nord. À la différence de la Chine, la Corée du Nord est d’ailleurs l’un des rares pays à avoir reconnu officiellement l’annexion de la Crimée par la Russie dès 2017.

À propos de l'auteur

Arnaud Leveau

Membre du comité d’orientation d’Asia Centre, président d’Alta Strategies et professeur associé au master « Affaires internationales » de l’université Paris Dauphine-PSL.

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