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Moscou, Pékin et Washington : la stratégie d’équilibre de Kim Jong-un

L’accord de 2024, et la nouvelle intensité de la relation avec la Russie (déplacements de Kim Jong-un en Russie en 2019 et 2023, visite de Vladimir Poutine en Corée du Nord en 2024, nombre croissant de visites ministérielles, mise en exergue de la présence russe lors des célébrations du 70anniversaire de l’armistice de 1953, etc.), contrastent avec le peu d’emphase donné en 2024 aux célébrations du 75e anniversaire des relations diplomatiques entre la Corée du Nord et la Chine, et avec la baisse des échanges commerciaux entre les deux pays. 

Un partenariat scellé dans le sang

En soutenant militairement la Russie par l’envoi de troupes (entre 8 et 12 000 selon différentes sources) et d’équipements, la Corée du Nord fait non seulement tourner son industrie de défense, mais par effet de miroir avec la Corée du Sud, (re)devient un acteur important de l’industrie de défense mondiale (5). Tout comme la guerre du Vietnam avait été un accélérateur majeur pour le développement économique de la Corée du Sud, la guerre en Ukraine peut être une source conséquente de devises (même s’il s’agit de roubles), mais aussi de transfert de technologies et de fourniture d’énergie et de produits alimentaires pour la Corée du Nord. Plus la guerre dure, plus elle rapportera au pays. Plus important encore, elle permet à la Corée du Nord d’être confrontée à la réalité d’une guerre moderne de haute intensité et à terme de réformer et de restructurer son armée en conséquence. L’envoi en Russie du général Kim Yong-bok, vice-chef d’état-major de l’armée populaire de Corée, illustre l’importance accordée par le régime à l’expérience qui sera acquise sur le terrain. Par rapport aux bénéfices attendus, le cout humain, même s’il se solde par la mort de milliers d’hommes du soutien militaire nord-coréen à la Russie, parait peu de choses aux yeux des autorités nord-coréennes. Même si la Russie et la Corée du Nord n’ont toujours pas communiqué ni reconnu la participation de soldats nord-coréens aux combats dans la région de Koursk en Russie, la Corée du Nord saura rappeler le jour venu à la Russie le sacrifice consenti. Ce pacte scellé par le sang permet à la Corée du Nord d’inverser la relation de dépendance. Ce n’est plus elle qui a besoin de la Russie mais la Russie qui a besoin d’elle. Plus important encore, elle lui garantit un soutien de la Russie en cas de reprise du conflit dans la péninsule coréenne. Parallèlement, la Corée du Nord pourrait même développer des formations aux nouvelles formes de combat auprès de pays intéressés et peu scrupuleux, un bon moyen de renforcer son influence et de faire rentrer des devises.

Une Chine moins visible mais toujours présente

La Chine ne semble pas avoir joué un rôle moteur dans le rapprochement opéré entre la Corée du Nord et la Russie, même si le soutien nord-coréen à la Russie lui permet de ne pas s’engager plus fermement et directement auprès de la Russie. Malgré les demandes répétées de condamnation du soutien militaire nord-coréen à la Russie par les États-Unis et les Européens, la Chine garde un silence embarrassé. Pour la Chine, la Corée du Nord est à la fois un atout stratégique et un handicap. Historiquement, depuis la guerre de Corée, le partenariat entre la République populaire de Chine et la République démocratique populaire de Corée est étroit. Les deux pays sont liés depuis 1961 par un traité d’amitié, de coopération et d’assistance mutuelle. Si, depuis l’arrivée au pouvoir de Kim Jong-un, les relations entre la Chine et la Corée du Nord apparaissent distendues, cette dernière n’a pas d’autre choix que de continuer, bon gré mal gré, à soutenir la Corée du Nord, même si elle manifeste de fortes volontés d’émancipation. Un effondrement du régime déclencherait probablement le départ de millions de Nord-Coréens vers la Chine. Cette dernière ne souhaite pas gérer une crise majeure de réfugiés alors qu’elle a d’autres contraintes intérieures et internationales. Par ailleurs, une disparition de la Corée du Nord signifierait une unification de la péninsule sous l’égide de la Corée du Sud, et donc probablement la présence de soldats américains à la nouvelle frontière sino-coréenne. Plus inquiétant encore, il n’est pas certain qu’une Corée réunifiée abandonne l’arsenal nucléaire développé par le Nord. La non-application par la Chine de l’accord bilatéral de coopération avec l’Ukraine de 2013 — dans lequel la Chine s’engageait à apporter des garanties de sécurité à l’Ukraine dans le cas d’une attaque du pays — ne plaide pas en faveur d’un renoncement au nucléaire militaire, aussi bien par la Corée du Nord que par une éventuelle péninsule réunifiée. 

Quelle que soit l’issue de la guerre en Ukraine, la Corée du Nord continuera de jouer habilement des relations tendues entre la Chine, les États-Unis et la Russie. Si la guerre s’arrête, même provisoirement, elle continuera d’être un fournisseur clef et peu onéreux pour permettre à la Russie de regarnir ses stocks. Elle sera en bonne position pour reprendre attache avec l’administration américaine et gardera des relations à la fois étroites et distanciées avec la Chine. Kim Jong-un semble avoir trouvé son point d’équilibre et être en bonne position pour imposer son tempo aussi bien à la Russie et à la Chine qu’aux États-Unis. Reste à savoir s’il sera en mesure de maintenir cet équilibre précaire, ou s’il basculera trop fortement dans un sens ou dans un autre, au risque d’ébranler un édifice qu’il aura mis des années à bâtir. 

Notes

(1) Voir sur : https://​stories​.opensourcecentre​.org/​r​e​f​i​n​e​d​-​t​a​s​t​es/

(2) Voir sur : https://​www​.nknews​.org/​p​r​o​/​n​o​r​t​h​-​k​o​r​e​a​-​u​p​g​r​a​d​i​n​g​-​o​v​e​r​-​1​0​-​w​e​a​p​o​n​s​-​f​a​c​t​o​r​i​e​s​-​i​n​-​s​w​e​e​p​i​n​g​-​p​r​o​d​u​c​t​i​o​n​-​p​u​sh/

(3) L’article est disponible sur : https://​www​.koreaherald​.com/​a​r​t​i​c​l​e​/​3​8​4​5​784

(4) Le texte de l’accord est consultable sur : https://​rebrand​.ly/​e​a​7​8b3

(5) La fondation Friedrich Naumann for Freedom estime la valeur des exportations nord-coréennes d’armement à la Russie entre 1,7 et 5,5 milliards de dollars en 2024 (voir : https://​rebrand​.ly/​z​5​5​h​6jn).

Légende de la photo en première page : Le 19 juin 2024, le président russe Vladimir Poutine est reçu à Pyongyang par Kim Jong-un à l’occasion d’une visite d’État, la première d’un dirigeant russe dans le pays depuis 2000. Juste avant sa visite, le président russe rappelait son « soutien indéfectible » à la Corée du Nord, avec qui a été signé un accord de défense mutuelle, ratifié officiellement par Vladimir Poutine en novembre 2024. (© Kremlin​.ru)

Article paru dans la revue Diplomatie n°132, « Péninsule coréenne : tensions ravivées, ambitions nouvelles », Mars-Avril 2025.
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