Les évènements se sont enchaînés cet été dans le cercle très exclusif des programmes d’avion de combat dits de « sixième génération », qui sont attendus pour la fin de la prochaine décennie. En cause notamment, le poids significatif de ces projets sur les budgets, mais aussi quelques atermoiements doctrinaux sur le devenir de l’aviation de combat.
Confrontées à une explosion du coût de certains programmes stratégiques comme le bombardier B‑21 Raider ou le standard Block 4 du F‑35, les forces américaines sont contraintes de procéder à des arbitrages. Alors que l’US Navy annulait le financement du programme de chasseur embarqué F/A‑XX pour l’exercice 2025, le premier semestre 2024 fut également marqué par les diverses mises en garde officielles quant aux dérives conceptuelles et budgétaires du très secret programme Next Generation Air Dominance (NGAD) de l’US Air Force.
Aux États-Unis, le programme NGAD en pause
L’accélération des processus d’innovation, loin d’être en phase avec un système d’armes conçu pour durer jusqu’à la fin du siècle, l’émergence des drones de combat dopés à l’IA et l’appréciation de la menace chinoise sont alors les principaux points d’inquiétude. De là à menacer de faire de l’avion un appareil sans pilote, comme l’évoqueront plusieurs personnalités politiques et militaires ? Le couperet tombe à la fin du mois de juillet quand le Secretary of the Air Force, Frank Kendall, met en « pause » le programme, a priori pour plusieurs mois. Il est en particulier demandé à l’Air Force et aux industriels de confirmer – ou de revoir – leurs choix de conception, au sens large, pour un avion dont le coût est déjà estimé entre 200 et 300 millions de dollars pièce. Le processus doit aussi permettre subrepticement de revitaliser la concurrence entre fournisseurs. À Washington, on tient toutefois à rassurer : « We’re still going to do a sixth-generation crewed aircraft. »
Cependant, et quasi dans le même temps, la surprise vient d’une présentation devant l’Air and Space Power Association à Londres, réalisée fin juillet par le chef d’état-major de l’US Air Force, le général David W. Allvin en personne. Il dévoile alors l’illustration d’un concept de chasseur léger de cinquième génération, qui remet partiellement en question les exigences relatives à la furtivité, technologie jusqu’ici inhérente à la cinquième comme à la sixième génération d’avions de combat. Même si l’image ne sert sans doute qu’à des fins d’illustration, l’appareil présenté est un monomoteur sensiblement proche du F‑35 dans son allure, quoique plus fin, avec un fuselage en apparence moins furtif. La présentation met essentiellement l’accent sur le combat collaboratif et le caractère itératif des systèmes logiciels de l’avion, chaque nouveau standard de cet appareil peu coûteux amenant des améliorations en adéquation avec l’évolution des missions et/ou des menaces. Il y est montré opérant en parfaite synergie avec les drones effecteurs déportés, ce qui constitue en soi une critique indirecte du NGAD qui, lancé avant l’émergence des concepts de « CCA » (Combat Collaborative Aircrafts), n’a, de l’aveu même de ses directeurs de programme, pas été nativement conçu pour évoluer aux côtés d’essaims de drones.
Si le dévoilement par l’US Air Force d’un concept d’appareil léger à l’architecture ouverte ne constitue pas, à cette date, une remise en cause du programme NGAD, il renvoie cependant au discours que tenait Will Roper entre 2018 et 2021, lorsque ce dernier était responsable des acquisitions de l’USAF, avec la fameuse approche « Digital Century Series ». Celle-ci aurait consisté dans le lancement de programmes rapides et agiles tous les trois à cinq ans, avec pour but de générer une concurrence propice à l’innovation. Une théorie des cycles courts qui fut brièvement en vogue dans les médias, mais dont la pertinence n’a pas résisté à l’étude approfondie, ni à l’analyse historique d’ailleurs (1), et n’aura finalement pas convaincu les décideurs.
Le Tempest britannique en successeur du bombardier Vulcan ?
Traversons donc l’Atlantique, alors que le Royaume-Uni vient de connaître un épisode d’alternance politique majeur. Le salon aéronautique de Farnborough (22-26 juillet) y fut le théâtre de la révélation du nouveau design de l’avion de combat du Global Combat Air Program (GCAP), qui réunit pour l’instant le Royaume-Uni, l’Italie et le Japon. Ce que l’on découvre alors avec cette nouvelle version de celui qui est baptisé « Tempest » depuis 2018 est une architecture aux dimensions impressionnantes. Cette maquette grandeur nature d’un delta bimoteur à double dérive mesure presque 20 m de long, pour 14,5 de large, avec une surface alaire approximative qui dépasserait le chiffre symbolique de 100 m2 ! Bien plus important encore que des concepts abandonnés de grands deltas comme le Mirage 4000 ou le F‑16 XL en leur temps. La taille de l’appareil tout comme sa forme laissent ainsi penser que sa furtivité et son autonomie sont privilégiées par rapport à la surpercroisière (qui a d’ailleurs aujourd’hui contre elle le fait de générer de fortes chaleurs et donc de la visibilité face à des systèmes de veille infrarouge toujours plus performants) et surtout à la maniabilité, ce fuselage volumineux pouvant théoriquement accueillir en soute un large panel de munitions, de puissants moyens de guerre électronique, voire des armes à énergie dirigée, mais aussi et surtout une quantité non négligeable de carburant.
Dans l’esprit, la rupture avec la précédente maquette dévoilée en 2018 est importante, mais elle l’est tout autant, voire davantage, avec l’actuel Eurofighter Typhoon et son caractère multirôle. Tel que présenté à l’été 2024, le Tempest a ainsi tout du chasseur-bombardier conçu pour porter le feu à longue distance. De quoi s’inscrire dans la lignée du Tornado, tout en réveillant les fantômes du bombardier stratégique Vulcan (en service entre 1953 et 1984 dans la Royal Air Force)… Mais alors que les accords industriels doivent être conclus durant l’année qui vient, entre notamment BAE Systems, Leornado et Mitsubishi, le nouveau gouvernement britannique, interrogé sur les coûts élevés d’un tel projet (environ 25 % du budget d’acquisition du Royaume-Uni sur la prochaine décennie), a choisi de temporiser en demandant la rédaction d’une revue stratégique.
L’émergence du concept de « Pacific Fighter »
Dans les deux cas que nous avons cités, NGAD comme GCAP, il est tout à fait intéressant de noter à quel point la menace chinoise semble dicter les choix. Si l’on ne sait en réalité rien ou presque de l’avion américain de sixième génération, la configuration présentée pour le CGAP tend bien vers ce que l’on ne s’interdira plus d’appeler désormais la classe « Pacific Fighter », à savoir des chasseurs furtifs lourds conçus pour l’endurance et la frappe à très longue distance (élongations propres à ce théâtre indopacifique). Un avion qui serait donc largement surdimensionné pour les besoins britanniques et surtout italiens en Europe, mais dont le Japon aurait un besoin prioritaire dès 2035, ce qui impose aux trois partenaires un tempo quasi insoutenable. Autre point de friction potentiel : certains experts alertent déjà sur le fait qu’un appareil de combat spécifiquement conçu pour contrer la puissance chinoise sera très difficile à imposer sur le marché international. D’où, peut-être, cette émergence d’un concept d’avion plus léger, aux technologies moins sensibles – et donc moins chères – qui ferait office sur le marché de successeur non seulement au F‑35, mais également au F‑16 !