Les annonces concernant des appareils de nouvelle génération se sont succédé ces derniers mois : à propos du F-47, progrès (relatifs) du GCAP (Global combat air program), participation de la Belgique au SCAF, premiers essais en vol retentissants du J-36 chinois. Une nouvelle géostratégie aérienne se dessine, mais pour quelles finalités ?
Il est entendu que le concept même de génération est relatif (1) : argument marketing, il a surtout été utilisé, pour la cinquième, comme mise en valeur de la furtivité radar du F‑35 – en oubliant bien souvent que la furtivité radar n’est pas un « tout ou rien ». Avec le paradoxe d’appareils qui ne disposent pas encore des capacités à longue portée air-air ou air-surface d’autres dits « 4G » ou « 4,5G », dont certains, comme le Rafale, sont encore appelés à évoluer, notamment sur le plan de la connectivité (2). Comment alors caractériser la sixième génération ? On y retrouve la furtivité radar, la fusion des données ou encore la connectivité ; avec peut-être, pour la première, une optimisation au niveau du retour radar des dérives, si elles sont encore présentes. La véritable rupture réside, pour l’heure, dans l’intégration d’effecteurs déportés (3). Cette dernière ne consiste pas uniquement à faire voler en formation l’appareil de combat et des drones – un véritable groupe aérien dont les composantes ont leurs propres spécialités –, mais à décharger cognitivement l’équipage de l’usage de ces drones, et donc de faire appel, à des degrés variables, à l’Intelligence artificielle (IA).
Changement de nature de la stratégie des moyens aériens
Les défis sont de taille, même si les progrès des IA sont extrêmement rapides. Dès 2022, l’US Air Force en testait deux (4) permettant des engagements air-air au-delà de la portée visuelle puis, en avril 2024, en dogfight contre un autre appareil, cette fois piloté. Depuis, les travaux se poursuivent, avec plusieurs F‑16 équipés dans le cadre du programme Viper experimentation and next-gen operations model (VENOM). Le domaine est en pleine ébullition outre-Atlantique, mais reste discret par nature : le secret entourant les algorithmes ne permet pas de connaître précisément leurs capacités. Au-delà du vol en formation et en essaim – technologie qui va elle-même se diffuser au niveau des missiles de croisière –, il y a la question des échanges d’information utiles dans une logique où le « groupe aérien » produit et consomme en son sein des données. Aux IA donc de gérer les liaisons de données permettant de transmettre les informations recueillies par les drones ISR, de les fusionner puis de les distribuer à d’autres drones spécialisés ou à d’autres appareils de combat, nationaux ou alliés. De ce point de vue, les progrès de la sixième génération ne sont pas ceux des précédentes : on pouvait mesurer l’évolution d’un système d’armes grâce à ses essais sur le terrain, à des tirs d’armements, etc. Ici, l’essentiel devient invisible pour les yeux, entre IA et performances des serveurs embarqués sur un appareil piloté jouant un rôle de « noyau »…
Le changement concerne aussi la nature même de la stratégie des moyens aérienne. Il faut certes concevoir les appareils – pilotés ou drones –, mais surtout les faire interopérer, avec des choix liés aux interfaces homme/machine, à ce qui est laissé aux IA, à la question du contrôle, etc. D’une manière assez intéressante, si l’aviation reste une question d’ingénierie, elle est aussi, de plus en plus, une question de sociologie, mais aussi de philosophie, avec de vraies problématiques autour de l’engagement de la force. On pourrait ajouter que la sixième génération induit un paradoxe de la polyvalence. Jusque dans les années 2000, la conduite d’une frappe aérienne pouvait nécessiter plusieurs types d’appareils spécialisés – chasse, attaque, lutte antiradar, guerre électronique – avant que la thématique de la polyvalence n’émerge comme un facteur de réduction des coûts et de rationalisation des parcs. Paradoxe donc de voir apparaître un système dont les composantes sont elles-mêmes spécialisées (emport de munitions, brouillage et leurrage, divers types affectés au renseignement) et peut-être même mises en œuvre par des voies très différentes (largage depuis des appareils de transport, tir depuis le sol ou des navires…).
Bataille européenne
Il n’en demeure pas moins que les grandes manœuvres sont lancées. Ces deux dernières années, le SCAF (Système de combat aérien futur) s’est plus distingué par les polémiques autour des luttes industrielles – les éternelles remises en question allemandes de décisions antérieures – que par l’annonce de progrès techniques. Pour autant, les travaux dans ses différents piliers ont progressé (5). La Belgique est par ailleurs devenue observatrice (avril 2024) puis, plus récemment, mais discrètement, participante (6). Le système semble techniquement plus mûr que le GCAP italo-nippo-britannique, avec une maîtrise plus importante des domaines liés à la plateforme pilotée, à la furtivité, aux effecteurs déportés, à l’IA, à l’optronique ou encore à la motorisation. De fait, la participation du Royaume-Uni et de l’Italie au programme F‑35 n’a pas conduit à des transferts de technologie sur la furtivité, les pods de désignation ou même les appareils en tant que tels. Même en ayant travaillé au programme Typhoon, ces pays ont accumulé moins d’expérience sur les évolutions incrémentales des appareils et de leurs logiciels que le tandem Thales-Dassault… Toujours est-il que les assauts sur le SCAF sont d’une nature plus politique que technique.
Dès le milieu des années 2010, on pouvait entendre en Italie que mieux valait intégrer ce qui était encore le Tempest, dès lors que cela pourrait créer une tension vers la fusion des deux programmes… où Rome pourrait trouver sa place. Plusieurs autres acteurs européens regrettent la concurrence entre Paris et Londres, et du côté d’Airbus, la tentation d’un programme européen unique semble bien réelle. Évidemment, Paris, qui a pris les devants budgétaires et programmatiques et a le bénéfice d’années d’investissements sur des briques technologiques utiles, n’entend pas que d’autres se paient sur la bête. La possibilité même d’une fusion des programmes est donc conditionnée à des négociations particulièrement ardues, pour employer un euphémisme. La solution de repli, en France, serait un abandon du SCAF, liée à une densification de l’évolution du Rafale. C’est peut-être aussi ainsi – mais pas uniquement – qu’il faut lire le lancement, en octobre 2024, d’une étude sur un drone de combat furtif devant accompagner, dès 2033, les Rafale F5 pour assurer des missions SEAD (Suppression of enemy air defence). L’équation de la sixième génération est alors renversée : si les radars sont détruits, les besoins en furtivité sont moindres. Les évolutions concernent alors, dans les limites de la relativement petite taille du Rafale, les logiciels et l’intégration d’IA et des hardwares associés… L’option n’est par ailleurs pas commercialement inepte : pouvoir exporter des appareils de sixième génération n’est pas garanti du fait de leurs coûts, mais aussi de l’exposition potentielle de leurs systèmes d’IA.