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La Manche : miroir de l’échec des politiques migratoires

La Manche constitue un espace névralgique des migrations irrégulières vers l’Angleterre. Malgré la militarisation des frontières et un renforcement des contrôles depuis les années 2000, les politiques mises en œuvre par les gouvernements britannique et français ne parviennent pas à endiguer les traversées de migrants, poussés à fuir par les crises internationales. Des milliers d’entre eux risquent leur vie sur des embarcations de fortune, ce qui entraîne chaque année un nombre croissant de naufrages.

ans les années 1990, les guerres du Golfe (1990-1991) et d’ex-Yougoslavie (1991-2001) mettent sur la route des réfugiés désireux de rejoindre l’Angleterre, un pays dont beaucoup maîtrisent la langue et où ils disposent souvent de proches pouvant faciliter leur installation. Le port de Calais et le tunnel sous la Manche (ouvert en 1994) deviennent alors les deux principaux points de passage par lesquels ces personnes accèdent au territoire britannique, cachées à bord de camions ou de trains, ou bravant les dangers de l’une des voies commerciales maritimes les plus fréquentées au monde.

Des contrôles renforcés

Avant de partir, les migrants sont contraints de séjourner dans des conditions déplorables, s’entassant dans des campements précaires et informels. En 1999, la Croix-Rouge ouvre un centre d’accueil sur la commune de Sangatte afin de leur venir en aide. En 2002, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, ordonne la fermeture de ce lieu, qu’il considère comme un point de fixation pour les populations migrantes. L’année suivante, il œuvre à la signature de l’accord du Touquet entre la France et le Royaume-Uni, qui entérine l’externalisation de la frontière britannique sur le sol français. Les contrôles migratoires sont dès lors renforcés. Des barrières sont érigées près du port de ferries et du terminal d’Eurotunnel dans le but de stopper les passages.

Face à la multiplication des crises qui déstabilisent plusieurs pays d’Asie, d’Afrique et du Moyen-Orient depuis le début des années 2000, aucune des mesures politiques adoptées pour endiguer ces mobilités humaines ne s’est révélée efficace. En revanche, le renforcement de la traque policière et le développement de technologies de surveillance – murs barbelés, caméras infrarouges, radars, détecteurs de CO2 – aux abords du tunnel ont poussé les migrants à prendre toujours plus de risques pour atteindre l’Angleterre, tout en accentuant le rôle des passeurs. Phénomène quasi inexistant avant 2018, les traversées maritimes à bord d’embarcations de fortune sont devenues le principal moyen d’accès aux côtes britanniques pour des individus en quête de meilleures conditions de vie, mais dépourvus de visas.

Des résultats mortifères

Parmi les candidats au départ pour l’Angleterre, les ressortissants iraniens, turcs (provenant des régions kurdes de Turquie), soudanais, irakiens, syriens et érythréens forment l’essentiel des effectifs. Selon les statistiques officielles, en 2018, 299 personnes ont rejoint saines et sauves les côtes anglaises à bord de small boats, ces canots pneumatiques utilisés par les passeurs pour faire traverser la Manche à leurs « clients » (1). Au cours des années suivantes, le phénomène n’a cessé de croître, au point d’atteindre le chiffre record de 45 755 passages détectés par les autorités britanniques en 2022. En novembre 2024, on dénombre déjà 33 562 personnes arrivées de manière irrégulière en Angleterre par voie maritime.

Les organisations internationales et les associations documentent l’ampleur des tragédies en comptabilisant le nombre de naufrages et d’individus décédés lors de ces traversées. En 2022, on dénombrait 16 décès en mer, contre 24 l’année suivante. En 2024, ce chiffre a explosé, portant le bilan à 75 victimes, le plus élevé enregistré en dix ans (2). Depuis 2014, 314 personnes disparues ont été recensées sur ce passage, dont 132 ont été déclarées noyées. Cette hausse est liée à l’augmentation du nombre de voyageurs prenant place à bord de small boats. Ces embarcations de piètre qualité, mesurant entre 8 et 10 mètres de long et moins de 2 mètres de large, sont remplies au-delà de leur capacité initiale. Quand, en 2022, les forces de l’ordre faisaient état en moyenne d’une trentaine de passagers par bateau intercepté, ils seraient désormais une soixantaine.

Cette situation accentue les risques de chavirement et d’asphyxie. Selon les organisations d’aide aux migrants basées à Calais, certains bateaux se renversent parfois à proximité des plages à cause de mouvements de panique des passagers, qui craignent d’être interpellés par la police. Il arrive à cette dernière de gazer les migrants et de percer les embarcations. Autre facteur aggravant, toujours afin d’éviter les arrestations, les départs se font de plus en plus au sud de Calais, ce qui allonge les temps de trajet vers l’Angleterre et, par là même, accroît les risques de collisions et de naufrages. Par ailleurs, la lutte des autorités européennes contre l’approvisionnement en canots pneumatiques par les passeurs pousse aussi ces derniers à surcharger leurs embarcations. Une preuve supplémentaire montrant que les politiques sécuritaires contre les migrants conduisent à plus de tragédies humaines, à Calais comme dans le reste du monde. 

Notes

(1) Données disponibles sur : www​.migrationwatchuk​.org/​c​h​a​n​n​e​l​-​c​r​o​s​s​i​n​g​s​-​t​r​a​c​ker

(2) Données disponibles sur : https://​missingmigrants​.iom​.int

Traverser la Manche : une route migratoire risquée
Article paru dans la revue Carto n°87, « Mondialisation des océans », Janvier-Février 2025.

À propos de l'auteur

David Lagarde

Docteur en géographie, postdoctorant au CNRS (UMR LISST — université de Toulouse Jean-Jaurès), spécialisé dans l’étude des mobilités humaines (migrations internationales et tourisme).

À propos de l'auteur

Laura Margueritte

Cartographe pour les magazines Carto et Moyen-Orient.

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