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La Caspienne : un pont entre Asie et Europe

La plus grande mer fermée du monde joue un rôle crucial en tant que pont géopolitique entre l’Asie et l’Europe. Cette région riche en ressources naturelles est également un carrefour commercial stratégique : entourée de cinq États (Azerbaïdjan, Iran, Kazakhstan, Russie, Turkménistan), la Caspienne est le lieu où se croisent des intérêts économiques, des rivalités régionales, des ambitions globales et des enjeux environnementaux.

limentée par les eaux de plus de 130 grands et petits fleuves, elle présente un caractère unique déterminé par ses aspects physiographiques et la diversité biologique de sa flore et de sa faune : elle compte plus de 500 espèces végétales et 850 espèces animales, dont 90 % des esturgeons de la planète. C’est également la mer la moins réglementée, sa géographie particulière empêchant l’application des dispositions de la convention de Montego Bay de 1982.

Des atouts stratégiques

Si la Caspienne apparaît comme un pivot dans le paysage géopolitique de l’Asie centrale, c’est d’abord du fait de ses réserves de combustibles fossiles. Le pétrole brut et le gaz naturel de la Russie, du Kazakhstan, du Turkménistan, de l’Iran et de l’Azerbaïdjan s’écoulent dans de nombreuses parties de l’espace eurasien et contribuent au bouquet énergétique de pays tels que l’Italie, la Turquie ou la Chine. Même les petits États riverains sont en train de devenir des puissances pétrolières et gazières importantes, avec des ressources non négligeables à l’échelle mondiale comparées à celles de la Russie, de l’Arabie saoudite ou des États-Unis. Le champ Shah Deniz en est un exemple : avec des réserves estimées à 1 200 milliards de mètres cubes de gaz, il alimente le gazoduc transadriatique qui connecte l’Azerbaïdjan à l’Europe et participe à réduire la dépendance européenne vis-à-vis de la Russie dans le contexte de la guerre en Ukraine et des sanctions prises contre Moscou.

Parallèlement, la mer sert de corridor de transport essentiel, reliant les nations d’Asie centrale aux marchés internationaux. La mise en place de pipelines et de routes maritimes facilite l’exportation efficace des ressources énergétiques, ce qui accroît l’importance économique de la région. Des pays comme l’Azerbaïdjan et le Kazakhstan tirent stratégiquement parti de leur position géographique en améliorant leurs infrastructures afin d’obtenir des avantages géopolitiques. L’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan, ouvert en 2005, transporte sur 1 776 kilomètres le brut du champ Azeri-Chirag-Guneshli depuis la Caspienne jusqu’à la Méditerranée. D’une capacité de 1,2 million de barils par jour, il permet à l’Azerbaïdjan d’acheminer son pétrole vers le marché européen en passant par la Turquie. Depuis 2022 et l’invasion russe en Ukraine, qui a engendré une hausse des prix du gaz et un niveau record de ceux de l’électricité dans l’Union européenne (UE), le Turkménistan, avec des réserves estimées à 14 000 milliards de mètres cubes de gaz, a relancé son projet de gazoduc transcaspien, qui pourrait transporter jusqu’à 30 milliards de mètres cubes par an.

Un terrain de conflits

L’interaction complexe de ces nations riveraines de la Caspienne implique des tensions et des coopérations géopolitiques qui tournent principalement autour des négociations pour délimiter les frontières maritimes et établir des accords de partage des ressources. Ces processus diplomatiques façonnent les alliances et les rivalités dans la région. Si un accord a été conclu en 2018, attribuant à la Caspienne le statut juridique d’« eaux internationales » et traçant des frontières maritimes, certaines zones font encore l’objet de discussions, notamment entre l’Iran, l’Azerbaïdjan et le Turkménistan, qui se disputent des gisements. La Russie, qui contrôle environ 70 % de la production pétrolière de la Caspienne, utilise sa position pour gérer les relations avec les autres riverains, souvent en jouant sur les rivalités existantes. De son côté, l’Iran souhaite affirmer son rôle en tant que puissance régionale et profiter de sa situation géographique pour développer la construction d’oléoducs et de gazoducs reliant la Caspienne au golfe Persique. Cette situation géographique offre non seulement le chemin le plus court pour exporter le pétrole et le gaz vers les marchés d’Asie orientale, mais l’expérience de l’Iran dans les industries du secteur ainsi que ses installations existantes, ses ports, ses raffineries et ses réseaux d’oléoducs et de gazoducs présentent des avantages pour les exportateurs régionaux.

D’autres puissances internationales prennent part au débat. La Caspienne revêt un intérêt stratégique pour les États-Unis et l’OTAN, qui cherchent notamment à diversifier les approvisionnements énergétiques européens et à contenir l’influence russe. De nombreux membres de l’OTAN contribuent au développement du « Corridor central », une route commerciale et d’infrastructures entre l’Europe et la Chine qui transite par la Caspienne et contourne la Russie.

Ambitions chinoises face à un environnement menacé

Le « Corridor central » s’inscrit dans l’initiative des nouvelles routes de la soie et constitue l’un des leviers pour permettre à la Chine d’intégrer la région caspienne dans un cadre transcontinental. Cet engagement transcende les intérêts économiques et s’étend au domaine de la géopolitique. Pékin souhaite en effet contrebalancer la domination russe en cultivant des partenariats solides avec des acteurs clés, tels que le Kazakhstan, l’Azerbaïdjan et le Turkménistan. L’interconnexion économique se traduit par un effet de levier donnant à la Chine la capacité d’influencer les décisions politiques et de réaligner les allégeances régionales, remodelant ainsi la dynamique géopolitique traditionnelle de la région, caractérisée par la domination russe et occidentale.

Le développement des infrastructures dans la Caspienne et autour ainsi que son exploitation ont un coût environnemental majeur. La pollution provient principalement de l’extraction et du raffinage du pétrole, des champs offshores, et d’énormes volumes d’eaux usées et de déchets industriels non traités, introduits par la Volga, mais également de l’urbanisation rapide du littoral. Malgré la signature, en 2003, de la convention de Téhéran pour la protection de la Caspienne et de son environnement marin, la situation se dégrade. Ainsi, alors que le Kazakhstan compte sur le port d’Aktaou pour être un pivot entre l’Asie et l’Europe, les autorités ne peuvent que constater le recul du rivage, la faible profondeur (environ 4 mètres) représentant un risque pour les cargos. La Russie a multiplié les constructions de barrages sur la Volga, et depuis 2022, l’utilisation de la Caspienne à des fins militaires par Moscou endommage encore plus l’écosystème déjà fragile de cette mer fermée qui ne cesse de rétrécir. 

Les routes de la Chine à l’Europe
Capacité des principaux ports de la mer Caspienne en 2021
La Caspienne, un « lac géopolitique »
Article paru dans la revue Carto n°86, « Géopolitique des Dieux », Novembre-Décembre 2024.

À propos de l'auteur

Nashidil Rouiaï

Géographe spécialiste de la Chine et de Hong Kong, maître de conférences à l’Université de Bordeaux.

À propos de l'auteur

Laura Margueritte

Cartographe pour les magazines Carto et Moyen-Orient.

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