Des Andes au Machrek, en passant par le Sahara, les camélidés riment avec puissance. En 2024, déclarée « Année des camélidés » par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), cette famille de mammifères – lama, alpaga, guanaco, vigogne, chameau, dromadaire – demeure associée à ce mot. Une occasion de revenir sur ces animaux qui, loin des imaginaires exotiques, concentrent des enjeux de pouvoirs cruciaux.
Des siècles ont passé et malgré les progrès ayant mis un terme à une partie du commerce caravanier, les camélidés gardent une place centrale. Ils jouent un rôle économique fort, et les gouvernants entretiennent leur symbolique qui s’accroît en réaction à la modernité. L’« Année des camélidés » en est l’exemple : prise en 2017 à l’initiative de la Bolivie et de l’Arabie saoudite, cette résolution témoigne de l’importance que conserve l’animal dans leur politique.
Au cœur de la « Vision 2030 »
À coup de millions de dollars, Riyad conçoit le dromadaire comme l’un des socles de la « Vision 2030 ». Le Public Investment Fund (PIF), son fonds souverain, influe en ce sens. Cette ressource vivrière adaptée à un territoire aride apparaît comme un atout de taille pour participer à la création de richesses. Dès 2017, le royaume s’est lancé dans une politique de rationalisation consistant à répertorier l’ensemble de ses cheptels pour connaître ses potentialités de production. Outre la question financière, il s’agit de répondre aux défis de santé publique : le lait et la viande de dromadaire diminuent le cholestérol et les risques de maladies cardiovasculaires.
Dans le Golfe, c’est au tournant de la seconde moitié du XXe siècle qu’il faut entendre la nouvelle place accordée à l’animal. Elle s’explique par la croissance de l’industrie pétrolière et la motorisation des sociétés. Ces bouleversements obligent les monarchies à composer avec les grandes tribus chamelières et à leur trouver une utilité sociale nouvelle. Au regard de la construction étatique propre à chaque pays de la région, cette politique poursuit des buts différents avec toujours en vue le contrôle. En Arabie saoudite, dans un État qui s’est construit contre les Bédouins, les Al-Saoud considèrent les dromadaires comme un vecteur de soumission.
L’industrie agroalimentaire et l’institutionnalisation des compétitions sont deux moyens de renforcer les cadres de cette nouvelle ère. Sur les champs de courses, il n’est pas surprenant que les entraîneurs les plus réputés soient issus des Al-Wahibi, une tribu de l’est d’Oman. Les familles princières se les disputent. Nombre d’Al-Wahibi ont fait de leurs talents d’éleveurs et d’entraîneurs un atout pour se révéler comme de véritables hommes d’affaires. Une monture âgée de cinq ans capable de courir se monnaye 90 000 euros. Pour le royaume saoudien, les besoins de libéralisation conduisent les autorités à inclure davantage le dromadaire dans le récit national. Il s’agit d’accompagner la société face aux bouleversements induits par la « Vision 2030 ». L’animal prend ainsi une nouvelle envergure. Le signe le plus notable se matérialise sur les pistes d’Al-Ula. Cette localité millénaire, longtemps invisibilisée par Riyad puisque comptant au rang des sites préislamiques du pays, accueille, depuis 2023, le festival « le plus grand au monde », où se déroulent 600 courses durant trois jours.
une culture arabe transnationale
Sur le marché aux chameaux d’Al-Aïn, au sud d’Abou Dhabi, place majeure du secteur, l’éclectisme des travailleurs est criant. Du Soudan, de Somalie, d’Érythrée, d’Éthiopie, d’Afghanistan, du Pakistan, d’Inde, ces origines traduisent le caractère transnational de l’élevage. Ces nationalités illustrent les flux induits par sa géopolitique. La Corne de l’Afrique, le Soudan et la Somalie en tête, se profile pour les marchés de la péninsule Arabique et égyptien comme le poumon de son économie. La Mauritanie joue un rôle similaire pour l’ouest du continent. Oman occupe une place de pivot en approvisionnant l’industrie régionale, tant pour sa filière de bétail que pour celle des courses.
Présent du Maroc à l’Inde, en passant par le Soudan et la Jordanie, l’animal, dont la population mondiale est estimée à près de 40 millions de têtes en 2022, se transforme en un levier d’action pour des États en quête de puissance. C’est ce que reflète l’initiative lancée par l’Arabie saoudite, en 2017, avec la création de la « Fédération internationale de courses de chameaux » en septembre de l’année suivante. Le but était d’exclure le Qatar qui a en partie la main sur la « Fédération arabe de courses de chameaux », fondée en 2002, en créant une institution « dissidente », prolongeant l’embargo en vigueur entre 2017 et 2021 sur ce champ d’influence. À la même période, Abou Dhabi développe une politique de financements sur l’échiquier régional. Elle se matérialise par l’inauguration de places du chameau répondant au nom de cheikh Zayed ben Sultan al-Nahyan (1918-2004), fondateur des Émirats arabes unis. Ces investissements doivent être compris au regard du conservatisme des milieux du dromadaire ; pour Riyad et Abou Dhabi, guidées par la préservation de l’ordre établi, le camélidé est un moyen de trouver des alliés pour entretenir l’ordre autoritaire.