Si la Corée du Sud a opéré un spectaculaire rattrapage technologique, la compétition stratégique à l’œuvre à travers le monde pose un défi à son modèle d’innovation, essentiellement incrémental, alors que la course technologique actuelle suppose des investissements massifs dans des innovations de rupture. À cela s’ajoute la forte exposition du pays aux rivalités sino-américaines dans les chaines de valeur critiques.
Pour faire face à cette réalité, la Corée du Sud se réorganise à travers une stratégie mêlant protection de sa souveraineté technologique, soutien aux technologies émergentes et diversification de ses partenariats.
Le succès du rattrapage technologique sud-coréen
La maitrise par la Corée du Sud de plusieurs technologies clés est étroitement associée à son modèle exportateur, initialement basé sur les industries lourdes (chimie, sidérurgie) avant de s’orienter, à partir des années 1980, vers des biens de plus en plus technologiques (électronique, automobile, naval). Les grands groupes coréens, ou « chaebols », sont aujourd’hui dans le haut des classements mondiaux dans un grand nombre de technologies, comme celles des smartphones, des semi-conducteurs, des batteries pour véhicules électriques, ou encore des véhicules à hydrogène. Cette transformation est allée de pair avec des dépenses de plus en plus élevées en recherche et développement (R&D), la Corée du Sud étant aujourd’hui le deuxième pays de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) en R&D rapportée au produit intérieur brut (PIB.
Pour mener à bien ce rattrapage technologique, et donc devenir compétitive sur des technologies déjà maitrisées ailleurs dans le monde, la Corée du Sud a misé sur plusieurs atouts. On peut notamment citer la grande taille des groupes coréens, qui leur offre une capacité d’industrialisation très importante, le secteur manufacturier représentant le quart du PIB coréen — soit la deuxième part la plus élevée de l’OCDE. Le secteur privé pèse 77 % du total des dépenses en R&D de la Corée, dont près de la moitié est assurée par les 10 premiers chaebols. Le soutien étatique a également été clé dans le rattrapage technologique dans la phase d’amorçage, en termes d’appui technique et financier, ou en facilitant les accords de transferts technologiques avec des entreprises occidentales (1).
La Corée du Sud hérite de ce rattrapage technologique un modèle d’innovation essentiellement incrémental : 89 % de la R&D coréenne est orientée vers l’amélioration de produits ou de processus industriels existants (2), plutôt que vers le développement de nouvelles technologies.
Certes, les groupes coréens ont récemment démontré leur capacité à investir de nouveaux secteurs, mais par une approche davantage axée sur l’optimisation industrielle que l’innovation technologique. Prenons par exemple les biotechnologies : fondée en 2011, la filiale santé de Samsung, Samsung Biologics, a développé en une dizaine d’années la plus grande capacité de production pharmaceutique au monde (3). Ce bond spectaculaire a été rendu possible par une spécialisation dans le façonnage, c’est-à-dire dans la sous-traitance de la production de médicaments pour le compte de laboratoires internationaux, permettant de miser sur une capacité d’industrialisation à grande échelle (construction d’usines en un temps record, forte automatisation) sans avoir à prendre en charge les couts de développement de nouvelles thérapies (recherche, essais cliniques).
Si l’on se tourne vers les services numériques, la Corée du Sud s’est démarquée par sa capacité à constituer des acteurs nationaux comme Kakao, Naver ou Coupang, qui ont su résister aux GAFAM sur le marché local (messagerie, moteur de recherche, cartographie, e-commerce). Mais la réussite de ces acteurs est davantage liée à une adaptation aux spécificités du marché coréen qu’à une technologie particulièrement différenciable, situation qui limite la capacité de ces groupes à s’internationaliser.
Multiplication des défis mondiaux
Ce modèle d’innovation est de plus en plus remis en question par l’évolution du paysage technologique mondial, à commencer par le rattrapage de la Chine. La concurrence chinoise n’est pas un phénomène nouveau pour la Corée du Sud mais, jusqu’à récemment, le pays avait su s’adapter en progressant vers des applications plus avancées pour rester compétitive. C’est ainsi que, face à la montée inexorable des chantiers navals chinois, les acteurs coréens se sont spécialisés dans les navires à forte valeur ajoutée, pour devenir aujourd’hui leaders des navires de transport de gaz naturel.