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Penser le renseignement. Le retour du terrorisme d’État ?

À l’exception de quelques commentateurs dont on ne sait s’ils sont aveugles ou stipendiés, personne ne nie plus dans le débat public, au sommet de l’État, dans les forces armées ou au sein des services de renseignement, la possibilité d’un affrontement militaire direct avec la Russie dans les prochaines années. Cette lucidité tardive (1), qui succède à des décennies de romantisme à son égard, s’ajoute aux inquiétudes des Européens de l’Est, instruits par des siècles de guerres, de partages de territoires et d’occupation par ce si entreprenant voisin. Au mois de mars 2024, le Premier ministre polonais et ancien président du Conseil européen Donald Tusk déclarait même que la guerre n’était plus « un concept du passé (2) ».

À défaut d’être indirect – le pire n’est jamais certain même s’il peut être parfois plus que probable –, l’affrontement entre Moscou et les Occidentaux ne date pas d’hier. Depuis au moins 2004 et le spectaculaire empoisonnement de Viktor Iouchtchenko (3), alors candidat à l’élection présidentielle ukrainienne, la Russie n’a cessé de mener en Europe des actions violentes clandestines, avec plus ou moins d’habileté, mais toujours en étant certaine qu’elles resteraient sans conséquence. Assassinat d’Alexandre Litvinenko à Londres en 2006 (4) (encore un empoisonnement), sabotage d’un dépôt d’armes en République tchèque en 2014 (5), attaques contre des diplomates américains et canadiens à Cuba (6) la même année, tentatives d’assassinat d’Emilian Gebrev à Sofia en 2015 (7) (toujours un empoisonnement) et de Sergueï Skripal et de sa fille à Salisbury en 2018 (8) (sans surprise, un empoisonnement), les actions des services russes contre les intérêts occidentaux n’ont cessé de prendre de l’ampleur et de gagner en audace. Elles ont confirmé le dédain ancien et sans complexe du régime russe pour les règles de la vie internationale.

Des fleurets de moins en moins mouchetés

À ces opérations, somme toute assez classiques, se sont en effet ajoutées de nombreuses actions d’ingérence, plus ou moins subtiles ou visibles, réalisées afin de peser sur la vie des démocraties occidentales : attaques incessantes dans le cyberespace (9), campagnes sur les réseaux sociaux (10), fuite de données piratées puis modifiées (« Macron Leaks »), provocations multiples afin d’attiser les tensions (11), et même projets de sabotage des Jeux olympiques de Paris (12).

La combinaison d’opérations clandestines violentes et d’actions d’influence, toutes imputables à la Russie, a contribué à révéler l’ampleur de la stratégie hybride (13) mise en œuvre par Moscou contre les États européens, typique de sa volonté de « contournement de la lutte armée », selon la formule de Dimitri Minic (14). Cette stratégie, cependant, gagne en intensité depuis des mois et contribue à alimenter – sciemment, par inertie, ou par hubris – le sentiment de plus en plus répandu que la guerre aurait déjà commencé.

De fait, alors que certains observateurs ont pu se perdre dans des débats stériles au sujet de la supposée cobelligérance des alliés de l’Ukraine, il n’aurait pas été inutile de s’attarder sur les actions « sous le seuil » que les services et les forces russes réalisent et qui, en réalité, semblent de moins sous ce fameux seuil (15). De plus en plus agressives, les opérations russes ont atteint une intensité qui rappelle les années les plus tendues des deux guerres froides (16) et qui font écrire à raison qu’une « guerre de l’ombre » serait en cours (17), au risque de devenir une guerre au grand jour.

Penser l’impensable, encore et toujours

L’indispensable mobilisation des services contre la menace djihadiste a conduit dans les années 2010 à des décisions étonnantes prises au détriment de la non moins vitale lutte contre la Russie. Pourtant, la guerre contre la Géorgie, l’invasion puis l’annexion de la Crimée et le soutien accordé à la Syrie sous la forme d’un engagement militaire à la violence sans limite auraient dû conduire au maintien de réelles capacités défensives et offensives (18). La France, comme d’autres puissances, devrait être capable ne serait-ce que de concevoir une lutte sur deux fronts.

La montée en intensité des opérations russes, alors même que la guerre avec les États européens n’a pas encore éclaté, est déjà alarmante. Les services polonais ont mis en garde il y a quelques semaines contre d’éventuels « sabotages aériens » (19) – une formule élégante pour qualifier des attentas – ; les services américains et allemands ont affirmé avoir déjoué un projet d’assassinat du PDG de Rheinmetall, Armin Papperger (20) ; ces mêmes services allemands s’interrogent désormais sur le rôle qu’aurait pu jouer Moscou dans les récentes attaques au couteau commises par des demandeurs d’asile, qui auraient pu être manipulés (21).

La Russie ne cherche manifestement ni la paix ni même l’apaisement, alors même que son armée a subi en Ukraine des pertes considérables. Il faut, dans ces conditions, non seulement s’interroger sur la rationalité de ses actions, mais bien anticiper les formes de l’affrontement direct qu’elle semble attendre, et même vouloir provoquer. À la lumière des opérations qu’elle a déjà menées en Europe et de la guerre qu’elle conduit en Ukraine, la perspective d’attentats de masse ne doit ainsi pas être écartée.

Réalisées par de petites équipes d’opérateurs infiltrés – peut-être de longue date –, par des sympathisants recrutés dans certaines franges radicalisées de nos sociétés et même par des djihadistes manipulés, notamment au sein de la mouvance caucasienne, ces attaques pourraient compenser l’impossibilité d’une campagne aérienne comparable à ce que subissent régulièrement les villes ukrainiennes (22). Le recours à un terrorisme de très haute intensité permettrait également de prolonger à une autre échelle la stratégie de destruction des régimes démocratiques menée depuis longtemps par Moscou (23) en tentant de casser les liens entre les États et leurs citoyens.

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