Le changement de donne politique au Bangladesh mérite une réflexion au-delà de la satisfaction de voir une dictature balayée en quelques jours par la rue. Comment 15 ans de règne de Sheikh Hasina et de sa Ligue Awami ont-ils brusquement été emportés par la révolte populaire ? Que faut-il retenir de l’histoire bangladaise pour comprendre la situation ?
L’été 2024 a vu les projecteurs se braquer sur le Bangladesh, qui intéresse rarement la presse internationale. Ce n’était pas pour les inondations de la saison des pluies, ni pour une catastrophe industrielle du type Rana Plaza (1), mais à cause de la situation sociale et politique du pays.
La chute brutale de Sheikh Hasina
Fin juin, une révolte étudiante contre des quotas dans l’accès à la fonction publique, soupçonnés de favoriser les enfants des proches du régime, dans un pays à la corruption endémique et omniprésente, agite le pays. Puis, durant tout le mois de juillet, le pays est sous le choc d’une répression brutale des manifestations de sa jeunesse, avec chaque jour des dizaines de morts et de blessés, sous les coups de la police, mais aussi de milices du parti au pouvoir. Suivra une revendication criante : à bas ce régime qui ne respecte pas la vie de sa population, accuse les étudiants de violences et les stigmatise comme des razakar, terme infamant désignant, lors de la guerre de libération, en 1971, les collaborateurs des Pakistanais, de sinistre mémoire pour leurs viols et exécutions de masse.
Le 5 aout, la Première Ministre, Sheikh Hasina, est acculée à la démission et à la fuite hors du pays, lâchée par l’armée, qui a refusé de se charger de la répression des manifestants toujours plus nombreux. Le chef d’état-major a appelé à la formation d’un gouvernement intérimaire sous l’autorité de l’économiste, prix Nobel de la paix (2006), Muhammad Yunus, le 8 aout, pour une durée indéterminée, devant mener à des élections parlementaires (2), dont la date n’est pour le moment pas envisagée. Depuis la chute de Sheikh Hasina et de son parti, la Ligue Awami, et l’installation du gouvernement intérimaire, principalement constitué de personnalités issues de la société civile, dont deux étudiants, choisis parmi les leaders du mouvement anti-quotas, la sécurité publique n’est plus guère assurée dans le pays, ce qui est certainement le premier défi auquel doit faire face le nouveau pouvoir, inexpérimenté. La police, honnie pour ses atrocités, reste très discrète depuis son engagement en première ligne de la répression. Des groupes, surtout de jeunes, interviennent dans l’espace public, parmi lesquels il est difficile de distinguer qui relève de l’engagement civique authentique, qui agit pour le compte de groupes politiques vengeurs à l’encontre des bénéficiaires de l’ancien régime, qui intervient pour imposer une morale islamique stricte ou qui appartient à de simples bandes de voyous. Pour l’instant, le nouveau régime n’a pas pris de décision ferme pour rétablir l’ordre et reprendre le contrôle d’une situation volatile qui peut, si elle perdure, nuire à l’économie, très dépendante de l’industrie de la confection depuis une trentaine d’années. La situation sécuritaire critique dans le pays est particulièrement inquiétante pour les minorités, toujours très exposées à faire les frais des soubresauts politiques. De nombreuses exactions visant la minorité hindoue (7 % de la population) — facilement soupçonnée d’être pro-indienne et proche de la Ligue Awami — sont signalées. Plus inquiétant à long terme, des cadres hindous du système éducatif, où cette catégorie de la population est très présente, sont forcés à la démission, sous prétexte qu’ils auraient bénéficié de favoritisme dans leur recrutement. Des administrations ont demandé le recensement de leurs cadres de confession hindoue. L’insécurité s’est étendue aux zones montagneuses de la région de Chittagong, frontalières de l’Inde et du Myanmar, où vivent des minorités ethniques non musulmanes et non bengalies, dont les territoires font l’objet d’une colonisation par des Bengalis musulmans, depuis le régime de Ziaur Rahman, à la fin des années 1970.
Que veut et que peut aujourd’hui le Dr Yunus, désormais à la tête de son pays ? Que faut-il savoir du Bangladesh, si mal connu à travers le monde, pour saisir le sens de ce changement de pouvoir ? Comment dessiner le futur proche de ce géant démographique, en pleine croissance économique, dont l’importance géopolitique, entre l’Inde, la Chine et le Sud-Est asiatique, mérite d’être prise au sérieux ?
En effet, le Bangladesh des années 2020 n’est plus l’un des pays le plus pauvres du monde, comme il l’a été après son indépendance. Depuis les années 1990, le pays s’est industrialisé. Les devises engrangées par les secteurs de la confection, des chantiers navals, de l’agroalimentaire, dépassent depuis longtemps celles rapportées par les nombreux expatriés (15 millions) de l’Asie du Sud-Est à l’Europe en passant par le Moyen-Orient. Le Bangladesh est en phase de sortie de la catégorie des pays les moins avancés, à l’horizon 2026, grâce à une croissance soutenue de 7 % l’an, maintenue positive même lors de la pandémie. Son indice de développement humain est celui qui a le plus progressé en Asie du Sud ces dernières années, le plaçant devant l’Inde. Le gouvernement précédent voyait l’accession au rang de pays à revenu intermédiaire supérieur pour 2030 et celui de pays à revenu élevé pour la décennie 2040.















