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La Turquie d’Erdogan après les élections de juin 2018

Recep Tayyip Erdogan, réélu président jusqu’en 2023. © Shutterstock/Kafeinkolik

La révision constitutionnelle adoptée à l’issue du référendum d’avril 2017, qui instaure en Turquie un régime présidentiel autoritaire, ne devait initialement s’appliquer qu’en 2019, date des élections générales à venir. Mais ­Recep Tayyip Erdogan n’a pas eu la patience d’attendre pour en finir avec le parlementarisme. Les élections présidentielle et législatives anticipées du 24 juin 2018, qui ont permis au Parti de la justice et du développement (AKP) de remporter sa douzième victoire depuis son arrivée au pouvoir en 2002, ouvrent ainsi une nouvelle ère, celle d’une hyperprésidence turque à la manœuvre, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays.

Une victoire acquise avec l’appui de l’extrême droite

Comme lors du référendum de 2017, cette échéance électorale présidentielle et législative provoquée a vu le leader de l’AKP s’assurer l’appui déterminant du Parti d’action nationaliste (MHP). Force est de constater que cette stratégie s’est avérée payante. Au soir du 24 juin 2018, ­Recep Tayyip Erdogan a été confortablement réélu (52,6 %) pour un nouveau mandat de cinq ans à la présidence, tandis que l’alliance AKP-MHP remportait 344 sièges sur les 600 que compte désormais le Parlement. Le candidat kémaliste du Parti républicain du peuple (CHP), Muharrem Ince, malgré le score honorable de 30,6 %, n’est pas parvenu à inquiéter Erdogan, pas plus que ­Meral Aksener, la dissidente du MHP, fondatrice du Iyi Parti (le Bon parti), qui, avec 7,4 %, se retrouve derrière le Kurde Selahattin Demirtas (8,4 %), qui a fait campagne de sa prison ! Aux législatives, l’alliance de l’opposition ne réussit guère mieux. Le CHP et le Iyi Parti n’obtiennent que 189 sièges. Là encore, la surprise est venue des Kurdes du Parti démocratique des peuples (HDP), qui ont à nouveau franchi le seuil de 10 %, requis pour avoir une représentation parlementaire. Avec 11,7 % des voix et 67 députés, ils restent le troisième groupe de l’hémicycle, alors que le gouvernement espérait les marginaliser.

Au-delà du constat d’une nouvelle victoire de l’AKP, plusieurs leçons peuvent être tirées de ce scrutin. En premier lieu, le MHP, que l’on disait miné par la dissidence du Iyi Parti, sort ragaillardi de ces élections et de son alliance avec l’AKP ; ce qui prouve que les électeurs nationalistes ont été séduits par l’opération militaire menée contre les Kurdes à Afryn début 2018 et par la manière forte qui a été choisie, depuis 2015, pour tenter de venir à bout du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). En deuxième lieu, en accentuant sa représentation parlementaire, dans un contexte qui lui était défavorable, le HDP a montré à quel point il était ancré dans le système turc. En atteste notamment le fait qu’il soit parvenu à séduire une partie significative de l’électorat de gauche des grandes villes turques. En dernier lieu, les partis d’opposition classiques, rassemblés dans une alliance hétérogène, ont une fois de plus échoué à construire une alternative politique crédible. Cela amène à penser que, à l’avenir, la contestation du régime risque de venir plus de mouvements de la société civile (femmes, alévis, environnementalistes…) que des rouages politiques traditionnels, affaiblis de surcroît par les nouvelles orientations du régime.

Les perspectives d’une hyperprésidence

Cette nouvelle victoire va permettre à Erdogan de consacrer le mouvement de présidentialisation, engagé depuis sa précédente élection de 2014. Concrètement, cela se traduira par la disparition du poste de Premier ministre, par une réduction du nombre de ministères et leur réorganisation autour de la présidence, comme l’ont déjà été nombre d’instances exécutives qui dépendaient du chef du gouvernement (services de renseignement, direction des affaires religieuses…).

Recep Tayyip Erdogan espère aussi que sa réélection restaurera la confiance en la monnaie nationale. Mais les investisseurs craignent que le renforcement des pouvoirs du président ne favorise ses interventions intempestives (baisse des taux d’intérêt notamment) dans le jeu économique. La levée de l’état d’urgence, si elle finit par intervenir, ne verra pas pour autant la Turquie renouer avec l’État de droit qu’elle a pu être au cours de la décennie antérieure. La liberté d’expression s’est d’ailleurs encore réduite, en mars 2018, avec la vente du seul groupe médiatique d’opposition à un holding proche du régime. Ce dernier devrait poursuivre ses réalisations de grandeur, en ouvrant le troisième aéroport d’Istanbul, destiné à devenir l’un des plus grands hubs aériens du monde, ou en inaugurant la Grande Mosquée de Çamlica.

Ce nationalisme ambiant sera peu propice à l’apaisement des différends entre Ankara et ses alliés occidentaux, qui ont connu de nouveaux développements au cours de l’année écoulée, comme l’achat par la Turquie de missiles russes de défense S-400 ou les réticences du Sénat américain à livrer à l’armée turque l’avion furtif F-35. Significativement, ce sont d’ailleurs le Russe ­Vladimir Poutine, l’Iranien Hassan Rohani ou l’Azerbaïdjanais Ilham Aliyev qui ont été les premiers à saluer la victoire d’Erdogan le 24 juin 2018.

Un État fort entre Europe et Moyen-Orient
Repères

Article paru dans la revue Moyen-Orient n°39, « Bilan géostratégique 2018 : le temps des « monstres » », juillet-septembre 2018.

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