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Guérillas et terrorismes sur l’île de Mindanao aux Philippines

L’île de Mindanao, deuxième île des Philippines (94 630 km²), joue un rôle majeur dans l’économie nationale, produisant, par exemple, 100 % du caoutchouc, 87 % des ananas ou 76 % des réserves aurifères. Cependant, dans sa partie occidentale, l’île concentre une forte population musulmane, majoritaire dans les cinq provinces qui forment la région autonome musulmane (3,1 millions d’habitants au recensement 2015). Ces populations musulmanes, de rite sunnite, se revendiquent d’une histoire glorieuse, basée sur des sultanats qui résistaient aux colonisateurs espagnols puis américains.

Les guérillas musulmanes traditionnelles : entre sécession et autonomie

Dans les années 1970, le Front moro de libération nationale (MNLF – Moro National Liberation Front), de sensibilité maoïste, dirigé par Nur Misuari (et soutenu par le colonel Kadhafi), entre en lutte armée contre Manille et revendique la sécession de Mindanao comme terre ancestrale des Moros (terme utilisé par les Espagnols pour désigner les musulmans). En 1996, le MNLF signe un accord de paix avec le gouvernement Ramos (1992-1998) et accepte l’autonomie d’une partie de l’île. Ses militants, qui ont eu l’autorisation de garder leurs armes, sont principalement localisés dans les archipels au large de Mindanao (Basilan, Sulu et Tawi-Tawi). Le MNLF, canal historique du mouvement moro, fait ensuite l’objet de scissions de plus en plus radicales au fur et à mesure qu’il se rapproche du gouvernement.

La première dissidence du MNLF, le Front islamique de libération moro (MILF – Moro Islamic Liberation Front), créé en 1976 par Hashim Salamat, est devenue le plus important mouvement de guérilla musulmane du pays, revendiquant non seulement une région musulmane plus autonome que celle négociée par le MNLF, mais aussi d’y imposer la charia. Jusqu’en 2003, date de la mort d’Hashim Salamat, certaines factions du MILF étaient proches d’Al-Qaïda. Dès 1995, le MILF établissait des camps réservés à l’entrainement de combattants étrangers d’Al-Qaïda. Cependant, à partir de 2003, le nouveau chef du MILF, Murad Ebrahim, coupe les liens avec Ben Laden, et entre dans de longues négociations pour la paix avec le gouvernement philippin.

Sous le président Benigno Aquino III (2010-2016), le gouvernement et le MILF signent, le 27 mars 2014, un accord historique sur la Bangsamoro [« patrie des Moros »] : le CAB − Comprehension Agreement on the Bangsamoro – accorde, sur le principe, l’autonomie renforcée de cette région. Cependant, le massacre de 44 policiers issus des forces spéciales par des membres du Bangsamoro Islamic Freedom Fighter (BIFF), un groupe dissident du MILF (voir infra), lors d’une opération antiterroriste à Mamasapano (province de Maguindanao, Mindanao) en janvier 2015, stoppe le processus de paix. L’émotion nationale soulevée par cette tuerie et le désintérêt des dirigeants politiques concentrés sur les élections nationales du 9 mai 2016 ont contribué à la paralysie.

Les négociations ont formellement repris les 13 et 14 aout 2016 à Kuala Lumpur (Malaisie). Une Commission de transition de la Bangsamoro, à laquelle participaient, entre autres, des représentants du MILF et du MNLF, fut chargée de réécrire la loi fondamentale de la Bangsamoro afin que celle-ci soit discutée (et éventuellement amendée) au Parlement puis intégrée à la Constitution nationale. Dans le contexte de la crise de Marawi (voir infra), l’administration Duterte a certifié urgente, en septembre 2017, la loi fondamentale, une procédure permettant d’accélérer le travail parlementaire.

La crise de Marawi : clans et terrorisme international

Le 23 mai 2017, des forces de police et de l’armée, dont la mission était de capturer Isnilon Hapilon – chef du groupe armé Abou Sayyaf (groupe dissident du MNLF dans les années 1990) souvent considéré comme le chef de Daech aux Philippines, voire en Asie du Sud-Est – tombent dans une embuscade près de la ville de Marawi (province de Lanao del Sur). Cette embuscade, tendue par une centaine d’hommes appartenant aux groupes terroristes Maute et Abou Sayyaf, affiliés à Daech, est le point de départ d’un des épisodes les plus violents du conflit qui se déroule, depuis plusieurs décennies, sur Mindanao.

Ces militants, soutenus par plusieurs dizaines d’étrangers venant surtout d’Indonésie, de Malaisie et de Singapour (membres de l’organisation terroriste Jemaah Islamiyah ou JI, affiliée à Daech) mais aussi du Moyen-Orient et d’Asie centrale, attaquent les bâtiments stratégiques de cette ville perchée à 700 mètres d’altitude et comptant près de 200 000 habitants (à 99 % musulmans). Il faudra cinq mois à l’armée des Philippines pour reprendre le contrôle de la ville, les djihadistes résistant à une campagne continue de bombardements aériens soutenue par les États-Unis (avion de patrouille P-3 et drones de renseignement), et à des combats au sol féroces. Les combats et bombardements aériens intenses provoqueront le déplacement de près de 600 000 civils, plus de 800 terroristes et 150 militaires auraient été tués.

Le clan familial Maute, qui forme l’ossature du groupe terroriste avec trois autres clans (Romato, Mimbantas et Macadatu) était sous surveillance des renseignements militaires depuis 2007. Cayamora Maute, le patriarche de la famille, et sa femme Farhana étaient les propriétaires d’une compagnie d’import-export entre Marawi et Surabaya (Indonésie). Cette compagnie servait de couverture pour faire venir à Marawi des militants indonésiens du groupe terroriste JI, ainsi que des financements et des vivres. Cette surveillance assidue permit, en 2012, aux militaires philippins de neutraliser un important leader de JI, Ustadz [« Maitre »] Sanusi, alors qu’il résidait dans l’une des maisons de Mohammad Khayyam Maute, l’un des fils Maute.

À la mort de l’ustadz Sanusi, considéré comme le chef de JI à Mindanao, deux frères Maute, Abdullah et Omar, reprennent la direction du mouvement. Abdullah, l’émir du groupe, diplômé d’études islamiques en Jordanie, est le troisième des douze enfants Maute (cinq filles et sept garçons). Omar, responsable des renseignements du groupe, diplômé d’études islamiques de l’université d’al-Azhar au Caire, est le second enfant et est marié à Minhati Midrais, Indonésienne et membre de la famille de l’ustadz Sanusi. Ainsi, les liens familiaux et opérationnels étroits entre le groupe Maute et le JI sont connus de longue date par les services de renseignement philippins. Mais les liens entre ce groupe et Daech sont systématiquement niés par l’armée. Il faut attendre l’embuscade du 23 mai 2017 pour que le groupe Maute soit hissé au rang d’organisation terroriste internationale liée à Daech par le département de la Défense. Pour le secrétaire de la Défense, Delfin Lorenzana, le groupe Maute et Daech ne font qu’un.

Au niveau local, le groupe Maute est à la jonction de plusieurs groupes armés. Les Maute, puissant clan politique local de la municipalité de Butig (au sud de Marawi) sont liés, par les liens familiaux, d’une part au MNLF et d’autre part au MILF. Ainsi, Omar Solitario Ali, l’ancien maire de Marawi (2001-2007) et leader du MNLF et son frère Pre Salic, maire adjoint actuel de Marawi, sont les oncles des frères Maute. Les frères Solitario et Salic sont fortement soupçonnés d’avoir aidé leurs neveux à organiser la prise de contrôle de Marawi. Par ailleurs, les frères Maute sont les cousins germains d’Alim Abdul Aziz Mimbantas, décédé, ancien président adjoint des affaires militaires du MILF et de Jannati Mimbantas, commandant actuel du front nord-est du MILF.

L’après-Marawi City

Après cinq mois de combat, la ville de Marawi, ravagée, était déclarée libérée par le président Duterte (17 octobre 2017). La plupart des membres de la famille Maute ont été soit arrêtés, soit tués. Le chef d’Abou Sayyaf, Isnilon Hapilon, et le Malaisien Ahmad Mahmud (responsable des finances entre Daech et Marawi) ont, eux aussi, été tués. Néanmoins, de nombreux autres groupes armés sont prêts à prendre la relève, le terrorisme étant loin d’avoir été éradiqué sur l’île de Mindanao.

En effet, outre le fait que des centaines de combattants de Malaisie, d’Indonésie et des Philippines partis faire le djihad en Syrie et en Irak pourraient s’installer dans la région à la suite de la défaite militaire de Daech, d’autres mouvements alliés au groupe Maute poursuivent les combats. De fait, l’une des plus importantes dissidences du MILF, le Bangsamoro Islamic Freedom Fighter (BIFF), localisé dans le centre de Mindanao, poursuit la lutte contre le gouvernement. Créé en 2008 par l’imam Ameril Ombra Kato pour s’opposer au processus de paix entre le MILF et le gouvernement, le BIFF s’est par la suite divisé en trois factions. La troisième faction, la plus radicale, créée en 2017 par Esmael Abdulmalik, s’est alliée au groupe Maute et a lancé de nombreuses offensives dans les provinces de Maguindanao et North Cotabato au cours des mois de septembre et octobre 2017.

Par ailleurs, si Isnilon Hapilon a bien été tué, cela ne signifie nullement la fin du groupe Abou Sayyaf. En fait, Hapilon n’était le chef que d’une faction d’Abou Sayyaf, celle située sur l’île de Basilan. Les membres d’Abou Sayyaf basés sur Sulu, sous le leadership du charismatique Radullan Sahiron, n’ont pas fait allégeance à Daech et n’ont pas participé aux combats de Marawi. 
L’un des alliés les plus proches d’Hapilon était Mohammad Jaafar Maguid, alias Tokboy, fondateur du mouvement armé Ansar Khalifa

Philippines (AKP), basé dans la province de Sarangani. Maguid, considéré comme l’homme de confiance de Daech aux Philippines, meurt en janvier 2017 lors d’une offensive militaire, non sans avoir réussi la prouesse d’unifier ces différentes factions pour la prise de contrôle de Marawi. Sa femme, Karen Aizha Hamidon, chargée du recrutement des djihadistes étrangers sur les réseaux sociaux, pour combattre à Marawi, est arrêtée à Taguig (près de Manille), le 19 octobre 2017. Ainsi, si l’AKP est affaiblie pour le moment, des rumeurs de nouveaux recrutements courent dans cette région de Mindanao.

Si le groupe État islamique perd du terrain au Moyen-Orient, il semble en gagner en Asie du Sud-Est. En effet, Daech a su s’implanter durablement dans la région, faisant des Philippines une extension de son califat en se liant aux principaux groupes extrémistes, notamment Abou Sayyaf. Mindanao, en proie à des guérillas islamistes depuis des décennies, semble un terrain de bataille tout trouvé pour poursuivre le djihad. À l’inverse, malgré la rhétorique antiaméricaine et prochinoise de Rodrigo Duterte, les Philippines ont dû faire appel aux États-Unis pour appuyer les troupes gouvernementales, cette coopération étant réclamée par les officiers sur le terrain, beaucoup ayant été formés par l’armée américaine. Enlisé dans sa lutte face aux islamistes, le président Duterte n’a pas eu d’autre choix que de se tourner vers les États-Unis, l’allié traditionnel, peut-être au détriment de la Chine, mais seul l’avenir nous le dira.

<strong>La bataille de Marawi</strong>
<strong>Philippines</strong>
Chef de l’État
Rodrigo Duterte
(depuis le 30 juin 2016)

Superficie
300 000 km2
(74e rang mondial)

Capitale : Manille

Population
104 millions d’habitants

Religion
Catholiques (83 %), musulmans (5 %), évangéliques (3 %).

Le conflit 

Intensité
Niveau 4 (guerre limitée)

Objet 
Système/idéologie, prédominance sous-nationale, sécession, autonomie

Parties au conflit
Certaines factions Abu Sayyaf, Maute, AKP et BIFF gouvernement pour sécession.

Pourparlers de paix : MILF gouvernement

Durée : Depuis les années 70

Victimes 
Environ 150 000 morts depuis 1972 ; 600 000 déplacés après la prise de Marawi

Autres conflits 
Dans le pays : 6

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°42, « L’état des conflits », juin-juillet 2018.

Légende de la photo ci-dessus : Le 19 octobre 2017, un soldat philippin participe à une opération de nettoyage dans la ville de Marawi, après que le président Rodrigo Duterte a officiellement annoncé la victoire contre les extrémistes de l’État islamique qu’il combattait dans la ville du Sud de l’Archipel depuis près de 5 mois. (© Xinhua/Rouelle Umali)

À propos de l'auteur

François-Xavier Bonnet

Chercheur associé à l’Institut de recherche sur l’Asie du Sud-Est contemporaine (IRASEC) et Éric Mottet, professeur de géopolitique à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), directeur adjoint du Conseil québécois d’études géopolitiques (CQEG), co-directeur de l’Observatoire de l’Asie de l’Est, et chercheur associé à l’IRASEC.

À propos de l'auteur

Éric Mottet

directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), codirecteur de l’Observatoire géopolitique de l’Indo-Pacifique et professeur à l’Université catholique de Lille.

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