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Aviation de combat. La frénésie qatarie

Photo ci-dessus : Vue frontale d’un F-15SA, très proche du QA commandé par le Qatar. S’il était initialement question de 72 appareils, la réduction de la cible a permis de diversifier les approvisionnements. (© Boeing) 

Depuis 2015 et la commande de deux douzaines de Rafale à Dassault Aviation, la Force aérienne de l’Émir du Qatar (QEAF, pour Qatar Emiri Air Force) connaît une montée en puissance tout à fait extraordinaire. Dans la décennie à venir, ses capacités de combat vont être plus que décuplées, avec l’introduction d’une centaine de chasseurs-bombardiers de dernière génération et de divers multiplicateurs de forces. La montée en puissance de ce petit État du Golfe, inédite pour une armée de l’air moderne, s’inscrit dans un contexte régional extrêmement tendu. 
Face à l’hostilité de ses voisins, le Qatar a‑t‑il réellement les moyens de gérer un tel bond capacitaire, et d’en assumer les conséquences stratégiques ?

Les « printemps arabes » de 2011 et leurs conséquences ont profondément bouleversé l’équilibre des forces régionales dans la péninsule Arabique. L’intervention de la coalition en Libye a rapidement démontré aux pays arabes impliqués l’importance de disposer de moyens de frappe autonomes pour faire entendre leur voix diplomatique au cœur d’une coalition. Au sein du Conseil de Coopération du Golfe (CCG), les tensions historiques entre le Qatar et l’Arabie saoudite se sont progressivement accrues : la politique étrangère qatarie, basée sur le soft power et le soutien à des groupes armés ou des mouvements religieux, soulève l’animosité de Riyad qui y voit une menace pour son influence politique, commerciale et religieuse sur le monde arabe. Le soutien qatari aux Frères musulmans en Égypte et le rapprochement entre le petit émirat et la Turquie inquiètent également au plus haut niveau les autorités de Riyad et d’Abou Dhabi, qui voient d’un mauvais œil la création d’un nouvel axe d’influence sunnite, hors de leur contrôle. En 2014, les raids menés indépendamment en Libye par la force aérienne des Émirats arabes unis (EAU) depuis l’Égypte finissent de convaincre Doha d’appuyer sa politique de soft power par une puissance militaire capable de s’aligner, autant que possible, sur celle de son grand voisin saoudien.

Des Rafale améliorés pour monter en gamme

En avril 2015, Paris et Doha annoncent la commande par le Qatar de 24 avions de combat polyvalents Rafale EQ/DQ auprès de l’avionneur Dassault Aviation, le fournisseur historique du Qatar dont la chasse repose actuellement sur 12 Mirage 2000‑5 et 6 Alpha Jet. Le montant de la transaction dépasse 6 milliards d’euros, et inclut un très important volet formation, ainsi qu’un lot complet d’armements et une option pour une douzaine d’avions supplémentaires. Les appareils qataris sont très semblables aux Rafale français, les liaisons de données OTAN et les capacités nucléaires en moins. Contrairement aux appareils français, ils seront dotés du viseur de casque TARGO‑II, de l’israélien Elbit Systems. Ils embarqueront également la nacelle américaine Sniper, en lieu et place du pod de désignation français Damocles, présent sur les chasseurs saoudiens et émiratis. Contrairement au Damocles, conçu pour la frappe lointaine par tous temps, le pod Sniper est tout particulièrement adapté au soutien aérien extrêmement rapproché. La capacité de discernement du Sniper pourrait ainsi s’avérer particulièrement utile si le Qatar se décidait à utiliser ses Rafale pour appuyer des groupes armés, y compris non étatiques, lors de ses futures opérations extérieures. Il s’agit donc pour Doha de rattraper, et même dépasser, les capacités similaires déjà démontrées par l’Arabie saoudite, les EAU, ou encore l’Égypte, notamment en Libye et au Yémen.

Quelle que soit la doctrine d’emploi des Rafale qataris, le bond capacitaire restera gigantesque, les Mirage actuellement en service n’étant aptes qu’aux missions de défense aérienne. Pour armer ses Rafale, le Qatar devrait recevoir plusieurs centaines de missiles air-air MICA et air-sol AASM. Les Rafale EQ/DQ embarqueront également la version export du missile de croisière SCALP. Grâce au radar AESA du chasseur, le missile d’interception aérienne à très longue portée Meteor pourra également être utilisé à son plein potentiel. Enfin, le petit émirat a commandé 60 missiles air-mer Exocet de dernière génération. De quoi s’offrir une véritable dissuasion maritime, ainsi qu’une capacité de frappe en premier non négligeable. Un premier lot de Rafale devrait être livré prochainement, accompagné de pilotes et de mécaniciens actuellement formés par l’armée de l’Air (1).

F-15 et Typhoon : La diplomatie du portefeuille dans la crise du Golfe

Les tensions entre le Qatar et ses partenaires du CCG se sont accentuées à partir de 2011, jusqu’à atteindre un point critique en juin 2017, parfois qualifié de « crise du Golfe ». Le rapprochement progressif du Qatar avec l’Iran, d’une part, et la Turquie, de l’autre, a conduit à une rupture des relations diplomatiques avec l’Arabie saoudite, les EAU, Bahreïn, l’Égypte et certains de leurs alliés, sur fond d’accusations de soutien à des groupes terroristes. Dans un premier temps, la Maison-Blanche a complètement soutenu l’attitude de Riyad. Donald Trump s’est même attribué en partie la paternité du blocus du Qatar, en se référant aux discours qu’il avait prononcés le mois précédent, lors de sa tournée dans le Golfe. Presque aussitôt, toutefois, le Pentagone s’est empressé de rappeler son soutien au Qatar, qui héberge sa principale base militaire dans la région, et de louer l’engagement de celui-ci dans la lutte contre le terrorisme menée par Washington. Quelques jours plus tard, le 14 juin, les services officiels du Qatar, en accord avec le Pentagone, annonçaient la commande de chasseurs-bombardiers Boeing F‑15QA auprès des autorités américaines, en contrat FMS (2).

En elle-même, l’annonce de la sélection du F‑15QA n’est pas une surprise. Le Qatar avait, deux ans plus tôt, effectué une demande d’achat de F‑15, allant jusqu’à 72 unités. Le Congrès n’a cependant donné son accord qu’en novembre 2016, permettant au Qatar d’ouvrir les négociations portant sur le nombre d’avions et leur coût, tandis que le Pentagone gérait les pressions venues d’Arabie saoudite pour réduire autant que possible l’ampleur du contrat. Le F‑15QA est, en effet, extrêmement proche du F‑15SA, commandé par l’Arabie Saoudite à plus de 150 exemplaires. Il s’agit de la version la plus moderne du F‑15, équipée d’un radar à antenne AESA, de commandes de vol électriques, mais aussi de deux nouveaux points d’emport sous les ailes. En théorie, l’appareil est ainsi capable d’emporter près de 16 missiles air-air, avec des adaptateurs spéciaux. Plus traditionnellement, il pourra embarquer une trentaine de bombes légères SDB‑I ou SDB‑II (3), mais aussi des missiles antiradar HARM, ce qui en fait une excellente plate-forme anti-A2/AD, comblant ainsi une des lacunes opérationnelles du Rafale.
L’annonce fut rapidement très commentée dans la presse, qui a pointé du doigt les multiples retournements de la présidence américaine ainsi que la position saoudienne, difficilement tenable sans soutien fort de Washington. L’affaire des F‑15, entre autres épisodes, a révélé les dissensions entre Donald Trump et une partie de son administration, mais aussi l’ascendant très clair de Doha sur le camp saoudien en matière de communication politique, qui s’est confirmé tout au long de la crise. L’utilisation de l’outil commercial afin de s’attirer les grâces de ses alliés actuels, ou potentiels, reste tout à fait classique, surtout dans la région. Mais le timing des annonces, et le choix de contrats extrêmement sensibles pour les politiques industrielles des pays fournisseurs (4), relève d’une certaine maîtrise du sujet de la part de Doha. D’autant plus que les pressions commerciales exercées dans le même temps par les investisseurs saoudiens et émiratis en Turquie n’ont pas pu être converties en moyens de pression politique et diplomatique, bien au contraire.

Ainsi, en septembre, c’était au tour de Londres de céder à la QEAF, qui annonçait vouloir commander rapidement 24 Eurofighter Typhoon, pour un peu moins de 7 milliards d’euros. Alors que le Royaume-Uni semblait clairement soutenir la position saoudienne avant le début de la crise du Golfe, Doha a finement joué ses cartes commerciales, dans un subtil bras de fer avec Riyad. Le Qatar a en effet choisi de se doter de la dernière variante de l’appareil, la Tranche 3, qui comporte un grand nombre d’améliorations financées par Riyad, pour son compte et celui du Koweït. La QEAF a ainsi profité des hésitations des militaires saoudiens, qui tardent à commander 48 nouveaux Typhoon, pour se doter d’un excellent intercepteur, parfaitement adapté à la géographie du pays (5) et aux missions de défense de zone. Ce faisant, le Qatar s’est engouffré dans la porte laissée entrouverte par Londres qui, entre le Brexit et les atermoiements de Washington, cherche à regagner un peu d’influence au Moyen-Orient.

Une montée en puissance trop rapide ?

Ainsi, l’achat des Typhoon est un message politique et diplomatique en soi. Comme les autres contrats majeurs conclus depuis juin 2017, il met en avant l’inefficacité à long terme du blocus, et montre que le Qatar est loin d’être isolé sur la scène internationale. En se présentant comme un partenaire commercial plus conciliant que l’Arabie saoudite, et aussi bon payeur, le Qatar cherche à s’attirer les bonnes grâces de Londres, après celles de Paris, de Rome (6) et de Washington.

En décembre 2017, le Qatar a ainsi signé coup sur coup un nouveau contrat pour 12 Rafale EQ supplémentaires, assorti d’une nouvelle option, le contrat pour les 24 Eurofighter, et celui pour la vente des 36 F‑15QA. Sans compter les options, et si les Mirage 2000‑5 sont maintenus en service, la flotte de combat du Qatar passera rapidement d’une petite douzaine d’intercepteurs à une centaine de chasseurs modernes et polyvalents.

Doha fait donc feu de tous bords, pour multiplier les accords commerciaux à haute valeur politique et symbolique, mais aussi pour obtenir des cadences de livraisons très rapides, hors de portée d’un avionneur unique. Ces contrats confortent ainsi nettement la position du Qatar vis-à‑vis des autres pays du Golfe, leur rappelant qu’il développe rapidement les moyens de se défendre, malgré les sanctions économiques qui lui sont imposées, et que ses alliés sont exactement les mêmes que ceux de ses puissants voisins. Sur le plan diplomatique, à court et long terme, cette série d’achats majeurs est déjà en tous points une réussite pour Doha.

Sur le plan opérationnel et logistique, toutefois, la QEAF va au-devant de très lourds défis. Si le pays est riche, il n’est peuplé que de 2,6 millions d’habitants, dont 80 % de ressortissants étrangers. Son vivier de recrutement, tant pour les pilotes que pour les mécaniciens, est ainsi extrêmement réduit, d’autant plus que les forces terrestres et maritimes connaissent aussi une croissance rapide. Même en faisant appel à de la sous-traitance privée auprès de prestataires étrangers, il y a fort à parier que le taux de disponibilité de la future flotte de la QEAF restera assez faible, au moins durant les quinze prochaines années. Le manque de profondeur stratégique du petit émirat, centralisé autour de Doha, est un autre défi majeur, qui sera peut-être compensé par des déploiements dans des pays alliés, à l’instar de la force aérienne singapourienne.

Malgré toutes ces difficultés, la QEAF avance résolument vers la modernité. Après tout, rapportée au nombre de citoyens nationaux du Qatar, la taille de sa flotte de combat ne sera pas beaucoup plus impressionnante que celle des EAU, par exemple. Toutefois, tous les dollars du monde ne sauraient acheter une histoire militaire, des traditions d’escadre, ni la valeur des pilotes. Pour cela, la QEAF ne pourra compter que sur l’expérience et sur le temps. 

Notes

(1) La formation des pilotes qataris consomme d’ailleurs une part importante du potentiel opérationnel de l’armée de l’Air, équivalente au déploiement « chasse » dans le Sahel.

(2) Foreign Military Sales : le matériel militaire est acheté au gouvernement américain, qui se charge de le commander aux industriels concernés, et de l’expédier au pays client.

(3) Voir à ce sujet notre article « Quelles munitions aériennes dans la lutte anti-A2/AD ? », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 56, octobre-novembre 2017.

(4) Faute de nouvelles commandes nationales, le maintien des chaînes de production du Typhoon et du F‑15 sont dépendantes des débouchés à l’exportation.

(5) Voir à ce sujet notre article « Typhoon sur le Koweït », Défense & Sécurité Internationale, no 125, septembre 2016.

(6) En accord avec sa politique de multiplication des appuis diplomatiques, le Qatar a choisi Fincantieri pour le renouvellement de sa marine, malgré le fort lobbying français.

Article paru dans la revue DSI n°134, « Aviation de combat : que veut le Qatar ? », mars-avril 2018.
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