Photo ci-dessus : En avril 2017, dans un contexte d’escalade des tensions autour du programme nucléaire nord-coréen, le président américain, Donald Trump, décidait d’envoyer au large de la péninsule coréenne une « puissante armada » conduite par le porte-avions USS Carl Vinson (ici en photo). Cette « armada » sera par la suite renforcée par le redéploiement du porte-avions USS Ronald Reagan également envoyé vers la péninsule Coréenne pour faire pression sur Pyongyang à la suite du lancement d’un missile balistique en mer du Japon. (© DoD/Shantece Gonzalez)
Les États-Unis possèdent le premier espace maritime mondial avec une superficie totale de 11,35 millions de kilomètres carrés. De quoi se compose cet espace maritime ?
P. Tourret : La spécificité de ce pays est qu’il bénéficie de trois très longs traits de côte, à savoir la côte pacifique, la côte atlantique et celle du golfe du Mexique. Les États-Unis bénéficient également d’un outre-mer important, avec pour commencer l’Alaska et les îles Aléoutiennes, achetées à la Russie en 1867, qui leur offre une très large ouverture sur l’océan Pacifique et l’océan Arctique. En 1898, Washington a également acquis l’île de Guam et Porto-Rico à l’issue de la guerre contre l’Espagne (1). La même année, les États-Unis ont annexé les îles d’Hawaii puis, l’année suivante, les Samoa américaines. Dans le Pacifique, ils possèdent également les îles Mariannes du Nord depuis la Seconde Guerre mondiale, ainsi qu’un certain nombre de petites îles – les îles mineures éloignées des États-Unis – qu’ils avaient occupées entre 1859 et 1899 puis annexées avec le Guano Islands Act dans le but d’y exploiter le guano. Enfin, dans les Caraïbes, outre Porto Rico, il faut aussi ajouter l’achat des îles vierges au Danemark en 1917. Il faut noter qu’il y a une particularité de statut dans l’outre-mer américain qui compte deux états américains (Hawaii et l’Alaska), quatre territoires non incorporés et organisés (Guam, Porto-Rico, les îles Mariannes, les îles Vierges), le reste étant des territoires non incorporés et non organisés.
Comment les États-Unis assurent-ils leur souveraineté sur un tel espace maritime ?
Le contrôle de la souveraineté est assez facile du fait de la spécificité des territoires contrôlés par les États-Unis : Hawaii est isolé au cœur du Pacifique, l’Alaska peu humanisé au sud et pas du tout au nord, etc. Les États-Unis sont un peu comme la France, avec de nombreux territoires dont la valeur économique tient essentiellement à l’intérêt des zones de pêche – bien qu’il ne s’agisse pas là des zones de pêche les plus intéressantes – et des gisements en hydrocarbures, en Alaska notamment.
La réglementation maritime américaine (notamment le Jones Act) serait mise au seul service des États-Unis, dans le but de soutenir son industrie maritime. Comment cela se manifeste-t-il et comment expliquer cela ?
Le Jones Act fait partie de la loi de 1920 sur la marine marchande. Il est assez typique d’une époque où il était d’usage d’appliquer un protectionnisme pour le transport maritime interne et la mise à disposition de capacités pour la marine de guerre. Il s’inscrit également à une époque où les États-Unis ont réglé leurs problèmes frontaliers, conquis un certain nombre de territoires et où ils ont commencé à avoir une politique internationale. Or les moyens maritimes font partie de cette politique internationale, car il faut considérer les États-Unis comme un système insulaire. Les relations internationales passent évidemment par la mer, et les guerres aussi.
Dans le commerce maritime, il y a en effet cette particularité du Jones Act qui est totalement protectionniste. Il impose que, pour tout ce qui concerne le commerce maritime intérieur, soient utilisés des navires américains, construits aux États-Unis, avec des marins américains et contrôlés par des intérêts américains. À l’échelle intérieure, cela ne pose pas tant de problèmes puisque cela ne concerne que les relations avec Porto-Rico, Hawaii, l’Alaska et, dans une moindre mesure, avec Guam et les Samoa. Cela ne représente pas grand-chose à l’échelle du commerce maritime international. Ce Jones Act est critiqué aux États-Unis en raison de son esprit contraire à la logique d’une certaine forme de libéralisme. Mais il est protégé et il permet de maintenir une petite flotte stratégique qui peut avoir de l’importance en temps de guerre, notamment pour transporter des véhicules de combat ou pour approvisionner en pétrole des bases américaines ailleurs sur la planète.
Le Jones Act est également contesté parce qu’il renchérit le coût du travail, celui du transport maritime, et aussi celui des produits vendus dans l’outre-mer américain, transportés dans le cadre du commerce intra-américain.
Qu’en est-il de l’état de l’industrie maritime américaine ?
La situation est assez particulière. En effet, des années 1920 aux années 1960, il y a eu une importante industrie maritime américaine. Cependant, pour faire face aux coûts qui étaient énormes, les majors américaines du pétrole ont organisé, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, et avec un quasi-accord du gouvernement américain, la création des pavillons de complaisance. Ces derniers sont d’abord apparus au Belize, à Panama et au Libéria ; les deux derniers étant des États dans la mouvance américaine. Les grandes majors américaines du pétrole ont également poussé les armateurs grecs à les utiliser. La conséquence de cela fut une quasi-disparition de la filière du transport pétrolier américain, au profit des Grecs qui ont mis le nouveau système en place.
Pour ce qui concerne le transport de conteneurs, il faut d’abord rappeler que ce sont les Américains qui ont développé la conteneurisation dans les années 1960, sous l’impulsion de l’entrepreneur Malcom McLean, fondateur de SeaLand, qui fut de 1965 à la fin des années 80 le premier armateur au monde. Le pays comptait d’ailleurs d’autres grandes compagnies de transport maritime telles que Matson, US Line, APL…, à une époque où le secteur était très dynamique. Le problème est que Malcom McLean fut plus ou moins contraint de vendre son entreprise en 1969 au groupe américain Reynolds Tobacco Company. Cela a plus ou moins bien fonctionné jusqu’à la fin des années 1990, lorsque l’économie financière américaine a commencé à s’interroger sur la rentabilité même du transport maritime. On a alors petit à petit assisté à une véritable débandade des intérêts capitalistiques envers le monde maritime, à une totale démaritimisation. Toutes les entreprises américaines ont alors été rachetées par la concurrence étrangère, telles que SeaLand, rachetée par Maersk en 1999. Deux ans plus tôt, APL était devenu singapourien.
Aujourd’hui, il existe encore quelques intérêts privés, ainsi que quelques implications des Grecs dans le système du shipping américain. Mais le fait est qu’à présent les États-Unis, qui disposent de la plus importante flotte maritime militaire au monde, n’ont aucun intérêt dans le monde géoéconomique maritime du fait de la totale disparition de la maritimité américaine du point du vue du commerce international.
Cela a-t-il des conséquences négatives pour les États-Unis ?
Cela est propre au système américain. Le transport maritime fait partie des perdants de ce système, car il n’entre pas dans les valeurs stratégiques. Les Américains arrivent à se passer de produire des marchandises, et de les transporter. En revanche, le géant de la distribution Walmart se charge de faire produire les marchandises et de les distribuer. Le monde maritime a été perdu par les Américains sans que cela suscite la moindre question. C’est une des conséquences du libéralisme économique.
Il faut cependant noter que les États-Unis ont conservé avec l’Asie un système de conférences maritimes. Il existe des tarifs officiels qui sont fixés par les compagnies de transport maritime et tout cela est particulièrement surveillé par l’administration américaine maritime qui valide ces tarifs ainsi que l’ensemble des fusions/acquisitions du secteur. Si les Américains acceptent de ne plus avoir le contrôle, le système demeure néanmoins relativement organisé et surveillé par Washington.
Quelle est la position de Washington sur les ressources potentielles des fonds marins, devenues « bien commun de l’humanité » lors de la convention de 1982 que les États-Unis ont refusée de signer ?
Les États-Unis ont une défiance ancienne vis-à-vis de tous les principes « universalistes ». Washington s’est donc opposé à la partie XI de la convention de Montego Bay – que les États-Unis sont un des rares pays à ne pas avoir ratifiée [voir l’article de F. Lasserre p. 80] – parce que cela pouvait être défavorable aux intérêts américains. Les États-Unis ne voulaient pas d’une autorité publique internationale gérant ce type de choses. Il y a cependant des débats réguliers sur la question au Sénat ou au Congrès afin de savoir si cette convention doit être ratifiée ou non. Le risque pour les États-Unis, c’est de laisser faire les autres en passant peut-être à côté de quelque chose. Les autres États, notamment en Europe, et l’Inde, la Chine, le Japon ou la Russie sont particulièrement actifs sur ce sujet et n’ont visiblement pas besoin des États-Unis pour s’organiser. Cette position est assez propre aux États-Unis, une puissance quasi insulaire coincée entre l’Atlantique et le Pacifique, que l’on voit depuis cinquante ans comme la grande puissance, mais qui n’agit pas comme telle.
Paradoxalement, cet unilatéralisme américain a fait progresser la lutte contre la pollution pétrolière après la catastrophe de l’Exxon Valdez en 1989 et pour la sûreté portuaire après le 11-Septembre. Tout cela face à l’inertie de l’Organisation maritime internationale.
La flotte américaine demeure de loin la première puissance navale mondiale, que se soit par la quantité et par la qualité. L’US Navy est elle réellement le maître des océans, le « gendarme » des mers ?
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont en effet joué le rôle de puissance d’équilibre, par rapport à l’Union soviétique en particulier. Après la chute de l’URSS, il a pu sembler que le monde amorçait une phase de détente. Aujourd’hui, le monde est à nouveau compliqué, mais sans l’aspect bipolaire. Les États-Unis se retrouvent donc, en raison de leur statut, à devoir jouer un rôle sur l’ensemble des mers du monde. Mais est-ce dans le but de jouer le rôle de gendarme des mers ou dans celui d’avoir une position vis-à-vis des uns et des autres ?
Aujourd’hui, la marine américaine doit faire face à une multitude de situations compliquées : en Méditerranée, la situation est pire que pendant la guerre froide avec la présence de la Russie en Syrie, où elle dispose d’une base navale [voir l’article d’A. Paléologue p. 62] ; au Moyen-Orient, la situation est on ne peut plus compliquée avec le conflit au Yémen et la situation du Qatar – voisin du siège de la Ve flotte de l’US Navy à Bahreïn –, en froid avec ses voisins, n’est pas rassurante ; en mer de Chine méridionale, où les acteurs régionaux se livrent à une course à l’armement naval, l’influence chinoise est grandissante et Pékin se montre de plus en plus critique vis-à-vis de la présence navale américaine dans le secteur [voir l’article d’H. Tertrais p. 70] ; en Asie de l’Est, les agitations de la Corée du Nord ont forcé l’envoi d’un groupe aéronaval vers la péninsule Coréenne ; enfin, en Atlantique nord, les États-Unis ont annoncé la réactivation de la IIe flotte de l’US Navy face à la menace sous-marine russe [voir l’article de C. Paillard p. 73].
Les États-Unis se retrouvent donc aujourd’hui à la fois dans une position de gendarme du monde libre et dans un contexte de guerre froide avec la Russie, voire également avec la Chine. Les questions de sécurité maritime concernant les États-Unis se sont donc aujourd’hui complexifiées et accentuées. Cela impose un effort maritime de la part de Washington, dont l’objectif est de passer sa flotte de 280 à 350 navires.
Justement, en juillet 2017, Donald Trump inaugurait l’USS Gerald Ford, le nouveau porte-avions américain de nouvelle génération qui aurait coûté 12,9 milliards de dollars. Lors de sa campagne électorale, l’actuel président américain avait promis de muscler l’US Navy avec, comme vous venez de le dire, un objectif de 350 navires et sous-marins dans les prochaines années. Cet objectif est-il atteignable ?
Les nouvelles technologies et l’innovation maritime nécessaire au développement de ces nouveaux navires coûtent extrêmement cher, comme l’illustre le cas du dernier porte-avions américain. À ce sujet, les services du Congrès américain chargés de surveiller les dépassements de budget ont déjà fait part de leurs inquiétudes. Or si la marine américaine se doit d’être présente à de multiples endroits du globe, la facture s’annonce excessivement élevée, et il est utile de se demander comment tout cela va être financé. À titre de comparaison, il faut réaliser que le coût du porte-avions USS Gerald Ford correspond à celui de 13 super paquebots (2) (1 milliard d’euros l’unité). Pour trouver le financement, il pourrait y avoir la réponse du trumpisme qui, avec la lutte contre les déficits commerciaux et la relance de l’économie américaine, pourrait dégager une marge de manœuvre financière propice à de telles dépenses. Mais cela suffira-t-il – si jamais la politique de Donald Trump fonctionne – à financer une flotte de 350 navires ?
De plus, Washington va devoir fournir cet effort maritime colossal sans pouvoir réellement compter sur ses alliés – guère nombreux – qui font également face à des impératifs économiques, politiques ou sécuritaires. Les États-Unis ne se sont pas vraiment adaptés à ce nouveau monde multipolaire du point de vue géopolitique et géoéconomique, où tout est loin d’être binaire, et il semble peu probable qu’ils aient la capacité de gérer cette nouvelle lecture du monde.
Entretien réalisé par Thomas Delage le 10 juillet 2018
Notes
(1) À la suite l’accord de paix du traité de Paris de décembre 1898, l’Espagne a également cédé aux États-Unis les Philippines (indépendantes des États-Unis depuis le 4 juillet 1946), et reconnu l’indépendance de Cuba.
(2) L’Harmony of the Seas, construit par le chantier STX France de Saint-Nazaire en 2016 pour environ 1 milliard d’euros faisait 362 m de long, 66 m de large et 72 m de haut.