Donald Trump n’est pas le partenaire crucial sur lequel Theresa May pensait pouvoir compter dans le contexte du Brexit. Pire, rien n’indique que ses liens avec Washington garantissent au Royaume-Uni une place de choix dans le concert des Nations une fois sorti de l’Union européenne – si le processus aboutit.
Le vote en faveur du Brexit en juin 2016 et l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis quelques mois plus tard furent deux symptômes d’une poussée populiste qui devait durablement déstabiliser les pays occidentaux. La décision britannique a traduit un fort sentiment anti-construction européenne, un fossé croissant entre les élites et le peuple, et des craintes vives suscitées par l’immigration.
Profondément eurosceptique, Donald Trump est parvenu à la Maison-Blanche en percevant et en exploitant des malaises du même type au sein d’une partie importante de l’électorat américain. Portés par des contextes politiques similaires et pouvant évoquer l’ancienne « relation spéciale » unissant leurs deux pays, la Première ministre May et le président Trump apparaissaient comme des alliés naturels pour mener à bien la première procédure de retrait d’un État membre de l’histoire de l’Union européenne.
L’élection inattendue du président américain constituait alors une surprise bienvenue pour le gouvernement conservateur dirigé par Theresa May. Une victoire d’Hillary Clinton à la présidentielle américaine de novembre 2016 aurait en effet placé Londres dans une solitude certaine. Son administration, dans la lignée de celle de Barack Obama, aurait été plus frileuse à accompagner la démarche du Brexit. Lors d’une allocution à l’université Queens de Belfast début octobre 2018, à l’occasion des 20 ans de l’accord du Vendredi Saint auquel l’administration de son mari a fortement contribué, Hillary Clinton a d’ailleurs affirmé que le Brexit « pourrait être l’une des pires et inutiles erreurs de l’histoire contemporaine » (1).
Un chimérique accord de libre-échange
La volonté exprimée par les Britanniques de quitter l’UE, comme l’élection de Donald Trump aux États-Unis, illustrèrent un rejet des accords de libre-échange, une remise en cause des éléments clés de l’architecture du système international bâti aux lendemains de la Deuxième Guerre mondiale, une défiance vis-à-vis de la mondialisation et des élites la promouvant, et un sentiment grandissant d’aversion à l’encontre des mouvements migratoires (2). Une bonne entente entre le président américain et la Première ministre britannique semblait donc naturelle et logique. Fin janvier 2017, Mme May fut d’ailleurs la première dirigeante étrangère à rencontrer à Washington le nouvel hôte de la Maison-Blanche. Celui-ci s’engagea à faciliter la conclusion rapide d’un accord ambitieux de libre-échange entre les États-Unis et le Royaume-Uni. Élément clé de l’argumentaire des partisans du Brexit, cet accord devait faciliter les négociations de divorce entre les Britanniques et l’UE en offrant à Londres une porte de sortie permettant d’en limiter les coûts économiques (3).
L’idée d’un accord de libre-échange entre les États-Unis et le Royaume-Uni n’est pas nouvelle. L’adhésion de Londres à l’ALENA avait par exemple été évoquée au début des années 2000 (4). Surtout, l’intensité des relations économiques et commerciales entre les deux pays plaide en faveur d’une telle entente. Le Royaume-Uni constitue en effet le deuxième partenaire commercial des États-Unis au sein de l’UE après l’Allemagne. En 2016, les exportations de biens et services américains vers le Royaume-Uni atteignaient 121 milliards de dollars. Les importations de biens et services britanniques aux États-Unis s’élevaient quant à elles à 107 milliards de dollars. En 2015, le Royaume-Uni était la deuxième destination des investissement directs américains à l’étranger et la première source d’investissements directs aux États-Unis (5).
La perspective d’un accord ambitieux de libre-échange entre les États-Unis et le Royaume-Uni relève pourtant de la chimère pour au moins trois raisons (6). Premièrement, même si des discussions informelles ont déjà eu lieu entre l’administration Trump et le gouvernement de Theresa May, Londres ne peut pas engager de négociations formelles tant que le Royaume-Uni reste dans l’union douanière européenne.
Deuxièmement, l’approche dure et protectionniste de Trump en matière commerciale lui fera privilégier non pas un accord équilibré entre les deux pays, mais un texte favorisant clairement les États-Unis. Washington a même menacé de bloquer l’adhésion de Londres post-Brexit à l’accord sous l’égide de l’OMC encadrant l’accès aux marchés publics dans plus d’une quarantaine de pays (estimés au total à 1700 milliards de dollars) – une adhésion de principe finalement accordée le 27 novembre 2018. L’administration Trump a également bloqué un accord entre Londres et Bruxelles sur les quotas agricoles dans le cadre de l’OMC et a proposé une entente de « ciel ouvert » pour le trafic aérien moins avantageuse que celle dont bénéficie le Royaume-Uni au titre de membre de l’UE (7). Troisièmement, afin de conclure un accord, Londres devrait faire des concessions qui paraissent inacceptables, notamment en matière de normes sanitaires pour les produits agricoles.
La volonté de Theresa May dans le cadre des négociations sur le Brexit de ne pas totalement rompre avec le marché unique européen démontre qu’elle en est bien consciente : les intérêts économiques du Royaume-Uni seront mieux servis par une entente avantageuse avec ses voisins continentaux plutôt que par un accord commercial illusoire avec les cousins américains.
Une lune de miel de courte durée
La Première ministre britannique avait fait preuve d’une habileté certaine après l’élection surprise de Donald Trump en se positionnant comme un lien de confiance entre un nouveau président désireux de promouvoir « l’Amérique en premier » et une Europe pour le moins effarée et quelque peu désemparée par la victoire de l’ancien magnat de l’immobilier. Mais, au-delà des difficultés pratiques à conclure un accord bilatéral de libre-échange entre le Royaume-Uni et les États-Unis, Donald Trump s’est rapidement révélé comme un interlocuteur imprévisible et peu fréquentable plutôt que comme un partenaire fiable.
L’année 2017 fut ainsi marquée par une série de polémiques entre Londres et le président Trump, celui-ci persistant notamment à accuser les services secrets britanniques d’avoir participé aux opérations d’espionnage de la Trump Tower menées par l’administration Obama et critiquant l’inefficacité de la lutte antiterroriste britannique au moment même où Londres était victime d’une attaque. Face à l’opposition populaire et aux craintes d’importantes manifestations anti-Trump, la visite d’État à laquelle Theresa May avait convié Donald Trump lors de leur rencontre fin janvier 2017 dut être reportée. Elle eut finalement lieu en juillet 2018.
Si, début 2017, Donald Trump pouvait apparaître comme un allié crucial de Theresa May afin de traverser avec succès la périlleuse période devant déboucher sur le divorce du Royaume-Uni d’avec l’Union européenne, deux ans plus tard, il n’en est rien. La « relation spéciale » qui unit Londres et Washington serait même, selon certains commentateurs, dans son pire état depuis plus de six décennies, soit depuis la crise de Suez de 1956.
La dégradation rapide de la relation entre le président américain et la Première ministre britannique ne constitue certes pas un cas isolé. Elle est symptomatique du peu d’égards que Donald Trump témoigne à l’endroit des alliés traditionnels des États-Unis. Il en a encore fait récemment la démonstration lors de son déplacement en Europe à l’occasion du centenaire de l’armistice de la Première Guerre mondiale, en arrivant seul et en retard à l’une des cérémonies organisées sur les Champs-Élysées. Donald Trump n’a pourtant pas totalement tort de considérer que ceux-ci, notamment les Européens, n’en font pas assez en matière de Défense et s’en remettent trop à la puissance militaire américaine. En outre, la critique du manque d’effort, en particulier budgétaire, des partenaires de l’OTAN est régulière chez les présidents américains depuis Dwight Eisenhower.
Or, au lieu d’encourager les Européens à construire une union plus solide, le président Trump pratique vis-à-vis de l’Europe une approche contreproductive consistant à « diviser pour régner », comme l’analyse Stephen Walt, professeur de relations internationales à l’université d’Harvard (8). En plus d’être partisan du Brexit, il a appuyé des politiciens tels que Marine Le Pen, Viktor Orban ou Andrzej Duda, qui sont loin d’être de fervents partisans de l’UE. En juillet 2018, il affirma même que celle-ci était une « ennemie » des États-Unis (9). En persistant à ridiculiser, critiquer ou même insulter des partenaires tels que Theresa May, Angela Merkel, Emmanuel Macron ou encore Justin Trudeau, Trump prend le risque d’isoler les États-Unis. Son impopularité auprès des opinions publiques de ces dirigeants ne peut en effet que les inciter à se distancer de Washington.
L’influence toute relative de Londres auprès de Washington
Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale et malgré l’érosion du statut de grande puissance de leur pays, les dirigeants britanniques croient pouvoir encadrer et guider la puissance américaine du fait de la « relation spéciale » unissant Londres et Washington. Cette idée est illusoire. L’intérêt stratégique du Royaume-Uni aux yeux des dirigeants américains réside depuis plus d’un demi-siècle dans l’implication de celui-ci au sein de la construction européenne. Le secrétaire d’État Dean Acheson l’exprima clairement en 1962 : « La Grande-Bretagne a perdu un empire et doit encore se trouver une place. La tentative de jouer un rôle en dehors de l’Europe, un rôle fondé sur la “relation spéciale” avec les États-Unis, a été épuisée » (10). Selon Washington, Londres peut y faire valoir les positions anglo-saxonnes en matière de commerce international, comme insister sur l’importance de la coopération transatlantique en matière de sécurité. À quelques mois du Brexit, le président Obama réitéra cette position en affirmant qu’une sortie de l’UE se traduirait par une baisse de l’importance stratégique du Royaume-Uni pour les États-Unis.
Si Britanniques et Américains continuent de coopérer sans difficulté en matière de sécurité, Theresa May a pu constater que l’influence dont Londres pouvait se targuer en matière d’enjeux stratégiques auprès de Washington s’est considérablement affaiblie. Pas plus qu’Emmanuel Macron, elle ne fut en mesure de convaincre Trump de maintenir les États-Unis dans l’accord nucléaire avec l’Iran ou dans celui de Paris sur les changements climatiques. Pire, Theresa May a subi le courroux de Trump. Il l’a accusée d’être trop passive en matière de lutte contre le terrorisme. Il a régulièrement soutenu Nigel Farage, l’un des plus fervents critiques du gouvernement conservateur. Il a également déclaré avant sa tournée de l’été 2018 en Europe que rencontrer Vladimir Poutine serait certainement plus « facile » que dialoguer avec l’hôte du 10 Downing Street (et assister au sommet de l’OTAN) (11).
Dans une tribune publiée mi-octobre 2018 dans The Guardian, l’ancien Premier ministre John Major soutient qu’à la suite du Brexit, le Royaume-Uni sera « une nation de taille et de rang moyens dont les alliances ne décuplent plus son influence dans le monde ». Il est sans concession concernant l’évolution de la relation avec les États-Unis : « Notre valeur en tant qu’allié des États-Unis va décliner. […] Nous serons moins pertinents. Il ne faut pas nous faire d’illusions quant à la folklorique idée de “relation spéciale” : elle le devient de moins en moins d’une année à l’autre » (12).
Prise entre l’intransigeance des 27 pays membres de l’UE avec lesquels elle négocie le Brexit et le peu de soutien consenti par Washington, Londres se trouve confrontée à un sérieux travail de réflexion stratégique. Mais les piliers de la « relation spéciale » entre Washington et Londres que sont l’économie, le militaire et le renseignement ne devraient pas subitement disparaître malgré les tensions et divergences actuelles entre les deux capitales (13).
La perspective de plus en plus probable d’un Brexit chaotique, loin de redonner du lustre à la puissance britannique, risque néanmoins de concrétiser la mise en garde de l’administration Obama sur le fait qu’un Royaume-Uni hors de l’Europe n’aurait que peu d’intérêt stratégique pour les États-Unis. Ce n’est certainement pas l’attitude du président Trump qui va contrecarrer la banalisation de la relation entre Washington et Londres. Reste aux décideurs britanniques à en tirer les conséquences quant à la place et au rôle que leur pays entend – et peut – jouer sur la scène internationale. Le brouillard persistant entourant les modalités de sortie du Royaume-Uni de l’UE à quelques semaines de la date butoir du 29 mars 2019 et les risques que cela fait peser sur la vie politique britannique rendent toutefois peu probable cette nécessaire réflexion.
Notes
(1) Patrick Wintour, « Hillary Clinton : Brexit could be “biggest self-inflicted wound in history” », The Guardian, 10 octobre 2018. Voir aussi : David Goodhart, « The United Kingdom’s Trump Trap », Foreign Affairs, vol. 96 no 5, septembre-octobre 2017, p. 19-20.
(2) Lawrence Freedman, « The turmoil of Brexit », IISS.org, The Survival Editor’s blog, 15 novembre 2018.
(3) Peter A. Hall, « Brexit and Broken Promises : Leaving the EU Without Consequences Was Always a Fantasy », ForeignAffairs.com, 16 novembre 2018.
(4) U.S. International Trade Commission, « The Impact on the U.S. Economy of Including the United Kingdom in a Free Trade Arrangement With the United States, Canada, and Mexico, Investigation », no 332-409, août 2000.
(5) Pour une présentation exhaustive de ces données, voir Shayerah Ilias Akhtar, U.S.-UK Free Trade Agreement : Prospects and Issues for Congress, 14 avril 2017.
(6) Pour un aperçu plus précis, voir Alex Morales et Tim Ross, « Senior U.K. Official Sees Trump Trade Deal as Brexit Pipe Dream », Bloomberg.com, 10 octobre 2018.
(7) Thomas Wright, « Trump Backed Brexit. Then He Used It As Leverage », Politico.com, 12 juillet 2018.
(8) Stephen Walt, « Trump’s Problem in Europe Isn’t Optics », ForeignPolicy.com, 14 novembre 2018.
(9) Maegan Vazquez, « Trump calls the European Union a “foe” of the United States », CNN.com, 16 juillet 2018.
(10) Cité dans Dana H. Allin, « As Trump Visits the UK, Brexiteers Who Look for Help Will Be Disappointed », The National Interest, 12 juillet 2018.
(11) Jenniver Jacobs and Kitty Donaldson, « Trump says seeing Putin easier than meeting Theresa May », Bloomberg.com, 10 juillet 2018.
(12) John Major, « I have made no false promises on Brexit – I’m free to tell you the truth », The Guardian, 16 octobre 2018.
(13) Voir Julien Tourreille, « Washington – Londres : une relation “spéciale” en voie de banalisation ? », Les Grands Dossiers de Diplomatie no 25, février-mars 2015, p. 50-54.
Rafael Jacob et Julien Tourreille (dir.), Le conservatisme à l’ère Trump, Montréal, PUQ, 2018, 154 p.