Alors que le concept d’Indo-Pacifique a le vent en poupe, comment se positionne Pékin vis-à-vis de cette région longtemps dominée par les États-Unis ? La Chine a-t-elle une vision et une stratégie spécifique pour l’Indo-Pacifique ?
T. Struye de Swielande : Il est intéressant d’observer que la Chine évite le plus possible d’utiliser le concept « Indo-Pacifique ». Dans le Livre blanc consacré à la région, publié en 2017, le gouvernement chinois parle d’Asie-Pacifique, le concept Indo-Pacifique n’est donc mentionné à aucun endroit. Ce désir d’ignorer le concept est confirmé dans le document consacré à la stratégie de défense chinoise, paru en juillet 2019, dans lequel il n’y est à aucun moment fait référence.
Cela s’explique entre autres par le fait que bien que le concept existe depuis longtemps (le géopoliticien allemand Haushofer l’utilisait déjà dans les années 1920), il a été employé à des fins plus politiques pour la première fois par le Premier ministre japonais en 2007 dans le cadre du Quadrilateral Security Dialogue (un partenariat entre le Japon, les États-Unis, l’Australie et l’Inde). Bien que le concept soit interprété de manière différente par les quatre pays de la région, l’idée implicite était de créer un arc des démocraties qui freinerait les ambitions régionales et mondiales de la Chine, par l’ouest (Inde), le sud (Australie, États-Unis) et l’est (le Japon).
Cela étant, bien qu’elle dénonce souvent le concept, la Chine reprend dans les faits la logique indo-pacifique en développant une vision stratégique joignant les deux régions. Si la région Asie-Pacifique reste prioritaire car considérée comme sa sphère d’influence naturelle, la présence chinoise est de plus en plus visible dans l’océan Indien (Maldives, Seychelles, Sri Lanka). Elle s’y traduit surtout par une présence économique et non pas (encore) par une présence militaire importante, en raison d’un manque de projection de puissance (manque de porte-avions, de bases, d’avions de ravitaillement…), certes en construction mais pas encore suffisamment développée.
Les ambitions de la Chine sur l’Indo-Pacifique et sa politique jugée expansionniste sont régulièrement pointées du doigt. Pourquoi ? Comment cette ambition et cet expansionnisme se traduisent-ils ?
La région littorale chinoise continue à former le poumon économique chinois. Le développement de l’empire du Milieu requiert en outre de nouveaux marchés pour exporter ses produits finis et importer les matières premières. La région représente donc une voie de passage commercial névralgique, la majorité du commerce chinois se faisant par la mer. Certaines régions autour des îles Spratley et Paracels seraient également riches en matières premières, en particulier en gaz et en poisson.
La région partant de la mer Jaune et traversant la mer de Chine méridionale et le détroit de Taïwan pour aboutir en mer de Chine du Sud est de plus revendiquée par Pékin sur base historique. Cette zone forme d’ailleurs, d’un point de vue militaire, la première ligne de défense. La politique chinoise s’y est traduite par la construction et la militarisation d’îles artificielles ou naturelles (Spratley, Scarborough Rief, Paracels). Pékin a comme objectif à long terme (2049) de se projeter à partir de cette première ligne de défense vers une seconde (îles Ogasawara, Saipan et Guam) et même d’établir une troisième ligne de défense à hauteur d’Hawaï. Dans le cadre de cette volonté de projection, l’armée chinoise développe une stratégie de déni d’accès et de neutralisation des bases avancées américaines afin d’empêcher toute projection de puissance de l’armée américaine.
Quid de la situation dans l’océan Indien ?
Concernant l’océan Indien, le courant mahaniste chinois est très explicite : « Celui qui contrôle l’océan Indien contrôle l’Asie. L’océan Indien est la voie de passage pour les sept mers du monde. La destinée du monde au XXIe siècle sera déterminée par l’océan Indien » (1). Pour les Chinois, être présents dans l’océan Indien devient crucial en raison des routes maritimes vers l’Afrique et le Moyen-Orient, pour les importations des matières premières, et vers l’Union européenne pour les exportations des biens manufacturés. Par conséquent, leur présence militaire tend à s’accroître, prenons-en pour exemple la base chinoise à Djibouti ou la présence militaire à Gwadar, au Pakistan.
Dans quelle mesure les nouvelles routes de la soie chinoises (One Belt, One Road) contribuent-elles à l’influence de la Chine dans la zone indo-pacifique ?
Un élément qui me paraît important à souligner est l’intérêt porté par Pékin aux pays de l’ASEAN dans le contexte des nouvelles routes de la soie et en tant que soudure entre la région de l’océan Indien et celle du Pacifique, les pays de l’ASEAN se situant géographiquement au croisement des deux océans. À travers les nouvelles routes de la soie, la Chine a fortement investi dans les pays de l’ASEAN (Laos, Cambodge, Thaïlande, Philippines, etc.) afin de garantir sa croissance économique (écouler ses produits et importer des matières premières). Afin de courtiser également l’ASEAN d’un point de vue politique, le président chinois Xi Jinping, dans un discours au parlement indonésien début octobre 2013, a déclaré vouloir créer une China-ASEAN Community of Common Destiny, l’idée étant de renforcer la connectivité entre les acteurs asiatiques de la région. Enfin, outre l’investissement politique et économique, il existe également avec certains pays de l’ASEAN des coopérations militaires bilatérales. Ainsi, en 2018 a été organisé le premier exercice militaire maritime entre les dix pays de l’ASEAN et la Chine.
Cela étant, l’enjeu est avant tout géopolitique. Situés entre l’océan Indien et les grandes puissances terrestres, une majorité des pays de l’ASEAN se situent dans le Rimland, selon la théorie développée par N. Spykman (1944). Ce dernier, s’étendant de la Scandinavie à la Chine maritime, forme une zone tampon entre les puissances terrestres (Heartland) et les puissances maritimes. Un contrôle de l’ASEAN par la Chine permettrait dès lors une projection de puissance plus aisée dans les océans Pacifique et Indien.
Un autre enjeu qui démontre l’importance de l’ASEAN en Indo-Pacifique est le célèbre « dilemme de Malacca ». En effet, la Chine se sent vulnérable par rapport à sa dépendance envers le détroit de Malacca. Elle craint un blocus du détroit par la flotte américaine dans un scénario conflictuel avec Washington, empêchant par exemple le gaz et le pétrole d’y transiter. Dès lors, si elle veut réduire cette vulnérabilité, Pékin doit renforcer sa présence dans la région et envisager d’escorter ses navires. Ceci pourrait entraîner de la part des pays de la région (ASEAN, Corée du Sud) une réaction militaire voyant dans la politique chinoise une menace sécuritaire.
Si de nombreux pays de l’ASEAN accueillent de manière plutôt favorable les investissements dans la région, ils se méfient des desseins militaires de Pékin. Aussi l’objectif semble être de rechercher une certaine réassurance stratégique auprès des États-Unis face à la montée de la Chine, tout en évitant de paraître trop proche de Washington, afin de ne pas provoquer Pékin et de garantir leurs intérêts économiques.
En définitive, c’est dans le Rimland asiatique, à mon sens, que se trouve le véritable enjeu entre Pékin et Washington pour la domination de l’Indo-Pacifique. Les pays de l’ASEAN appartiennent à cette catégorie d’États, capables de permuter d’une sphère d’influence vers une autre, formant une zone tampon. En conséquence, ces États sont dans une situation similaire à celle que décrit le leader afghan Amir Abdur Rahman lorsqu’il compare son pays à « un cygne sur un lac, avec des ours d’un côté du rivage et des loups du côté opposé, prêts à l’attraper s’il se rapprochait trop du bord. »
Si le développement de l’influence chinoise dans l’océan Indien peut sembler plus évident (construction de ports, bases militaires, etc.), quelle est la situation dans le Pacifique et en particulier en Océanie ?
Les intérêts chinois en Océanie sont multiples. Il y a évidemment des intérêts économiques, d’où la volonté d’étendre les routes de la soie vers cette région. Pékin s’intéresse ainsi aux réserves halieutiques de la région, les réserves dans sa zone économique exclusive se réduisant. La région de l’Océanie est également connue pour ses réserves potentielles en matières premières dans les fonds marins. Aussi les entreprises chinoises sont-elles de plus en plus présentes dans le secteur minier. La Chine est en outre devenue le second partenaire commercial après l’Australie dans la région.
Mais les ambitions chinoises ne se limitent pas au domaine économique. Elles concernent également les questions politiques et militaires. En effet, la Chine n’hésite pas à recourir à la politique du chéquier dans sa lutte d’influence avec Taïwan. Ce dernier a d’ailleurs annoncé rompre ses liens diplomatiques avec les îles Salomon le 16 septembre 2019, celles-ci ayant décidé de reconnaître la RPC et non plus Taïwan (seize pays reconnaissent encore Taipei, dont uniquement cinq dans la région océanique). À force de promesses d’investissement dans les infrastructures et aide au développement, les Chinois parviennent petit à petit à convaincre les îles de la région d’abandonner Taipei à leur profit. Le danger pour ces îles est toutefois d’être victimes à l’avenir du fameux « piège de la dette » en raison de la dépendance économique asymétrique et de se retrouver en conséquence dans une relation patron-client. Pékin est également présent dans les fora régionaux afin d’y accroître son influence et d’y co-déterminer l’agenda politique. Enfin, la Chine s’intéresserait à la région pour y installer des bases militaires. Ainsi, depuis 2017, de nombreux articles de journaux ont été consacrés à la possibilité de la construction d’une base militaire à Vanuatu.
Cette présence chinoise inquiète de plus en plus Canberra et Washington et les a forcés à se réengager dans la région. À titre d’exemple, le Premier ministre australien, Scott Morrison, a fait une tournée dans la région en janvier 2019 et le Secrétaire d’État Mike Pompeo était en Micronésie début août 2019, pour discuter de nouveaux accords de sécurité avec la Micronésie, les îles Marshall et Palau.
Malgré leur statut de « micro-États », les îles du Pacifique ont donc un intérêt certain : ressources maritimes et minières, un groupe d’États avec un poids non négligeable dans les organisations internationales, le contrôle de routes maritimes (Guam-Australie-Nouvelle-Zélande), les sphères d’influence, y compris la question de bases militaires.
Pour certains, l’expansionnisme chinois pourrait devenir agressif, d’où l’intérêt de former des alliances pour tenter de contrer Pékin. Quelle est la réaction de la Chine face à cela ? Alors que Washington utilise une approche confrontationnelle vis-à-vis de Pékin, le développement de l’espace indo-pacifique pourrait-il être avant tout déterminé — et freiné — par les rivalités sino-américaines ?
Face à cette montée en puissance de la Chine et cette volonté, en particulier en Asie-Pacifique, de modeler un nouveau système régional centré autour d’elle, se caractérisant par des partenariats et excluant les États-Unis — à l’image du fameux Tianxia (« l’Asie pour les Asiatiques », « la communauté asiatique de destinée commune ») —, Washington renforce ses alliances sécuritaires bilatérales traditionnelles et participe de plus en plus aux fora multilatéraux où la Chine avait tendance à prendre le dessus depuis quelques années.
Cela étant, les partenaires et alliés de Washington se méfient également des États-Unis, en particulier depuis l’arrivée de Trump à la Maison-Blanche, car ils craignent un possible retrait des États-Unis de la région ou une politique plus neutre, qui les laisserait seuls face à la Chine. Aussi observe-t-on dans la région depuis quelques années le développement de partenariats (principalement bilatéraux) dans le domaine militaire entre plusieurs petites et moyennes puissances de la région : Australie-Corée du Sud, Australie-Japon, Inde-Japon, Indonésie-Japon, Japon-Philippines, Indonésie-Vietnam… Jusqu’à présent, ces collaborations se limitent souvent aux domaines de la sécurité maritime, du terrorisme, des catastrophes naturelles, mais dans certains cas, par exemple Australie-Japon, elles évoluent rapidement et concernent des exercices militaires communs, du partage d’informations…
Enfin, il est également intéressant de noter que des États comme la France, la Grande-Bretagne, l’Australie ont commencé à patrouiller en mer de Chine, au grand désarroi de Pékin. La France a également publié une stratégie consacrée à la région et le président Macron vante le développement d’un axe Paris-New Delhi-Canberra.
En définitive, si personne ne souhaite que les tensions entre Pékin et Washington ne s’aggravent, que ce soit au niveau économique ou militaire, tous se préparent au pire, avec pour conséquence une course aux armements et des perceptions biaisées.
Propos recueillis par Thomas Delage le 20 septembre 2019.
Note
(1) Cité dans J.R. Holmes et T. Yoshihara, « China and the United States in the Indian Ocean. An emerging Strategic Triangle ? », Naval War College Review, vol. 61, no 3, été 2008, p. 51-52.
Légende de la photo en première page : Si la Chine multiplie les projets autour de l’océan Indien, et notamment au Sri Lanka, certains s’inquiètent des conséquences de l’endettement contracté auprès de Pékin. Ainsi, en 2017, le Sri Lanka a accepté de céder le port en eaux profondes d’Hambantota à la Chine pour une période de 99 ans. Cette perte de souveraineté a soulevé une vague de contestations. ©Wikimedia/Dinesh De Alwis
Tanguy Struye de Swielande et Kimberly Orinx (dir.), La Chine et les nouvelles routes de la soie : une politique impériale ?, Louvain, PUL, juillet 2019.