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Djibouti, porte d’entrée africaine des nouvelles routes de la soie

Djibouti, en tant qu’État et capitale, est idéalement situé sur la principale route maritime commerciale mondiale et pourrait ainsi constituer l’escale africaine du volet « Road » du projet chinois d’infrastructures et de développement.

Trois facteurs enchevêtrés peuvent être privilégiés pour évaluer la place de Djibouti dans le projet chinois des nouvelles routes de la soie : le militaire, l’économique et le géographique.

La base militaire chinoise de Djibouti

Consacrant la profonde remise en cause de la traditionnelle politique de non-ingérence du gouvernement chinois officialisée lors de la Conférence de Bandung en 1955, les premiers exercices militaires chinois qui se sont déroulés en septembre 2017 au sein de la base logistique djiboutienne incarnent un changement de paradigme dans la doctrine militaire chinoise. Corrélée à la loi antiterroriste, votée fin 2015, qui autorise l’Armée populaire de libération (APL) à intervenir outre-mer, la première base militaire chinoise à l’étranger doit théoriquement servir à lutter contre la piraterie maritime et à soutenir les opérations de maintien de la paix (OMP) africaines auxquelles Pékin participe.

Officieusement, plusieurs raisons peuvent être invoquées dont : se hisser au rang de puissance militaire internationale avec la capacité de projection afférente en côtoyant les militaires français, étatsuniens ou japonais au sein de cette « vitrine » djiboutienne ; se rapprocher d’une clientèle africaine qui a fait le choix de technologies militaires chinoises (Djibouti, Égypte, Algérie, Cap-Vert, Ghana, Tchad, Guinée équatoriale, Gabon ou Angola notamment) ; ne pas revivre l’affront libyen de 2011, quand 30 000 ressortissants ont dû être évacués avec l’aide des Occidentaux ; avaliser l’évacuation, au Yémen, de 600 Chinois qui ont tous transité via Djibouti ; ou renforcer les capacités militaires nationales tout en facilitant le recours à l’usage de la force à l’étranger. Si les relations privilégiées entre Pékin et Ismaïl Omar Guelleh, le président de la République de Djibouti, ont naturellement orienté l’implantation de ce « site logistique » sur une des rives du détroit de Bab-el-Mandeb, qui permet le contrôle indirect du canal de Suez, d’autres terres d’accueil pour l’état-major chinois sont évoquées : la Namibie ou la Côte d’Ivoire notamment. La base djiboutienne serait ainsi le premier maillon d’une plus large couverture du continent permettant, à terme, le déploiement d’avions de combat, de forces spéciales et de troupes aéroportées. Si la pax sinica semble encore très éloignée, plus accessibles sont les objectifs de protection des ressortissants, de sécurisation directe de l’approvisionnement en matières premières africaines comme d’investissements chinois sur le continent.

Djibouti : plateforme économique

Depuis que Pékin est devenu importateur de pétrole, en 1993, les multiples formes de présences économiques chinoises en Afrique ont littéralement explosé. Les pays d’Afrique de l’Est, d’Afrique australe et d’Afrique du Nord sont les principaux partenaires commerciaux et cibles d’investissements directs à l’étranger. La République de Djibouti dispose par conséquent de plusieurs avantages structurels et conjoncturels. Avec un État stable, gouverné de manière centralisée – si ce n’est personnalisée –, et un territoire excellemment situé, concentrant à lui seul les différentes composantes de la maritimisation des enjeux économiques à l’échelle mondiale, Djibouti offre d’importantes opportunités d’investissement aux échelles nationale, est-africaine et régionale. Pour la première, l’énergie, l’eau, le tourisme, l’assurance, la banque, les télécommunications, l’immobilier, la culture et l’éducation sont plusieurs secteurs intéressant les capitaux publics comme privés chinois. Pour l’instant, ce sont les infrastructures qui tirent vers le haut la relation sino-djiboutienne : voie ferrée entre Djibouti et Addis-Abeba, ports à conteneurs, minéralier et visant à exporter le sel, zone franche devant accueillir des industries manufacturières légères (Djibouti Silk Road Station), routes, autoroutes et aéroport, écoles, bâtiments administratifs, etc. Si le marché djiboutien n’est pas une finalité, Pékin cible bien l’hinterland et l’Afrique de l’Est. Djibouti se veut donc, à court terme, le point de contact des flux de marchandises et capitaux chinois en Éthiopie, au Soudan du Nord, éventuellement au Kenya et au sein d’autres pays intégrés au Marché commun de l’Afrique orientale et australe (COMESA). Inversement, les matières premières – voire produits semi-finis et finis – est-africains seront exportés depuis les ports à conteneurs djiboutiens. Ces derniers, dont celui de Doraleh, aujourd’hui géré par Dubai Ports World (DP World), serviront à transborder les marchandises vers d’autres ports africains ou régionaux. À l’image du voisin éthiopien, Djibouti entend par ailleurs profiter du mouvement de délocalisation des emplois faiblement qualifiés d’Asie. Djibouti, porte d’entrée et plateforme d’éclatement, devra néanmoins composer avec une concurrence « locale » que constituent les futurs ports d’Assab en Érythrée (qui reviendra certainement à DP World, les Émiratis y disposant déjà d’une base militaire), et de Berbera, au Somaliland (joint-venture entre le Somaliland et DP World).

Mais le principal concurrent de Djibouti reste le Kenya et le port de Lamu, actuellement construit par la China Road and Bridge Corporation (CRBC). Intégré au vaste projet Lamu Port-South Sudan-Ethiopia-Transport (LAPSSET), il ne verra peut-être jamais le jour en raison de son cout et de l’alternative ougandaise, qui souhaite faire passer son pétrole par un oléoduc tanzanien. Par ailleurs, Lamu met en exergue une concurrence mondialisée : Britanniques (Tullow Oil) comme Chinois (CNOOC) privilégient le tracé kenyan lorsque Total a opté pour le tracé sud, débouchant sur le port tanzanien et déjà opérationnel de Tanga. Quant aux États-Unis, ils soutiennent un consortium américano-britannique composé du géant Betchel ou de Goldman Sachs qui entend financer ce mégaprojet kenyan estimé entre 20 et 50 milliards de dollars.

Vers une région intégrée ?

Entre investissements, prestations de services, stratégies commerciale et politique, il semble encore bien difficile d’évaluer le rôle et la motivation de la Chine à Djibouti, point de contact africain le plus probable des Nouvelles routes. Joue-t-elle un double jeu en misant sur plusieurs chevaux est-africains, ou entend-elle simplement maximiser les profits de ses groupes publics qui créent progressivement, avec leurs concurrents occidentaux, un maillage infrastructurel en Afrique de l’Est ? Diversifiées, les interventions chinoises en Afrique de l’Est tendent tout de même à soutenir le rôle de plateforme régionale que s’est octroyé Djibouti. Cette double vocation de hub stratégique et commercial ne peut s’incarner et se matérialiser qu’à travers les infrastructures manquant aux intégrations régionale (Afrique de l’Est) et continentale (Afrique). Point de départ d’un corridor est-africain qui reste à définir, Djibouti est le mieux placé pour devenir ce pivot logistique entre mondes arabe, africain et asiatique. Dans ce cadre, les nouvelles routes de la soie et les investissements chinois connexes peuvent contribuer à un processus de régionalisation et à la globalisation de la façade maritime est du continent. De Pékin à Venise en passant par Djibouti, la Chine pourrait pourvoir à interconnecter l’ensemble de ces territoires et bâtir un réseau commercial à même de relancer son économie pour plusieurs générations. Cette nouvelle géographie tricontinentale avec le projet Belt and Road Initiative serait le gage, vu de Pékin, de l’intégration finalisée de la Chine dans l’économie mondiale ; et plus encore.

Légende de la photo en première page : Le 23 novembre 2017, le président de Djibouti, Ismaïl Omar Guelleh, est reçu à Pékin par son homologue chinois Xi Jinping. Les chefs d’État des deux pays ont mis en œuvre un ambitieux programme d’investissement dans ce pays d’Afrique de l’Est, stratégiquement situé sur l’un des corridors maritimes les plus fréquentés au monde. Ce programme inclut des projets d’infrastructures (voies ferrées, ports, approvisionnement en eau, gazoducs), ainsi que la construction d’une zone de libre-échange. (© Xinhua/Zhang Duo)

Article paru dans la revue Diplomatie n°90, « Les nouvelles routes de la soie : forces et faiblesses d’un projet planétaire », janvier-février 2018.

• « Les dynamiques des relations entre la Chine et l’Afrique, du Sahel et du Sahara à la Méditerranée », in J. Andrieu (dir.), L’Afrique : du Sahel et du Sahara à la Méditerranée, Paris, Ellipses, 2017, p. 195-206.

• « L’avenir de l’Afrique s’écrit-il en Asie ? », Asia Focus n° 37, juin 2017, 16 p.

Géopolitique de la Chine en Côte d’Ivoire, Paris, Riveneuve Éditions, 2016, 386 p.

À propos de l'auteur

Xavier Aurégan

Chercheur indépendant affilié au Centre de recherches et d’analyses géopolitiques (CRAG) de l’Institut français de géopolitique (IFG, Paris 8) et associé au Conseil québécois d’études géopolitiques (CQEG) de l’Université Laval (Québec). Site internet : www.auregan.pro.

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