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« Nouvelles routes de la soie » : l’alimentation en Chine

La Chine a réussi l’exploit, jusqu’au milieu des années 2000, de nourrir la population la plus nombreuse de la planète sans peser sur les équilibres agricoles mondiaux. Mais depuis, sa capacité à se nourrir et, en corollaire, sa dépendance alimentaire grandissante sont devenues une faiblesse dans son ascension économique et politique, qu’elle cherche à limiter notamment grâce au projet des « nouvelles routes de la soie ».

Ces dernières années, la Chine éprouve de réelles difficultés à atteindre ses objectifs d’autosuffisance alimentaire, face à un déséquilibre entre une production restreinte et une consommation en hausse : elle doit satisfaire 18,5 % de la population mondiale (soit 1,43 milliard sur 7,71 milliards en 2019, selon les données de l’ONU), tout en étant dotée de moins de 9 % de terres cultivables et alors que l’urbanisation importante et l’élévation des niveaux de vie tirent la consommation en quantité et en qualité.

Mieux maîtriser l’approvisionnement alimentaire

Or la maîtrise de l’approvisionnement alimentaire est l’un des objectifs premiers des dirigeants chinois depuis des millénaires et les autorités n’entendent pas y déroger. Le pays affiche donc une volonté toujours actuelle de rester maître de son approvisionnement à travers des slogans comme « À tout moment, le bol des Chinois doit être fermement tenu entre leurs mains » et « Ce bol doit être rempli de grains chinois ». La mémoire politique chinoise se souvient encore des famines, dont les deux dernières eurent lieu au XXe siècle, comme de l’embargo décrété contre la République populaire par le gouvernement américain lors du déclenchement de la guerre de Corée (1950-1953).

Pour des raisons géopolitiques et géoéconomiques de maîtrise de l’approvisionnement alimentaire, les autorités chinoises ont prôné l’intensification de l’agriculture et l’augmentation à outrance des volumes, avec l’aide d’une politique agricole forte et des aides en hausse à partir des années 2000. La Chine est ainsi passée d’une agriculture taxée à une agriculture subventionnée.

Mais cette voie a mené à une impasse environnementale et commerciale. Non seulement le pays s’est en effet trouvé face à des contraintes de disponibilité et de qualité des ressources en eau comme de dégradation des surfaces agricoles, mais il est en outre devenu fortement importateur de produits agricoles. Le déficit commercial a atteint 60 milliards de dollars en 2018, et la Chine est devenue au fil des ans le premier importateur mondial de soja (les deux tiers des fèves échangées sur le marché mondial), de riz, de produits laitiers, de viandes bovine et ovine… L’OCDE prévoit une aggravation du déficit en céréales au cours des dix prochaines années.

Une politique d’investissements à l’étranger

Une nouvelle stratégie mise en place en 2014 repose sur deux piliers pour permettre de conserver la maîtrise de l’alimentation de la population. D’une part, l’adaptation de l’offre locale à la demande à long terme, aussi bien en quantité qu’en qualité. D’autre part, l’ouverture des frontières aux importations modérées, pour satisfaire la demande de certains produits tout en limitant les impacts environnementaux dans le pays, contrôlées de manière croissante par des capitaux chinois dans le but de sécuriser l’approvisionnement.

Amorcée au milieu des années 2000 pour encourager les investissements chinois, la « politique d’internationalisation des capitaux chinois » a connu un second souffle à travers le projet des « nouvelles routes de la soie », lancé en 2013 par le président Xi Jinping (depuis 2012). Cette dernière initiative est devenue un concept phare dans la politique étrangère, visant à mieux connecter la Chine au reste du monde. À peine lancées, les « nouvelles routes de la soie » ont rapidement pris une ampleur considérable. Presque toutes les régions du monde sont ainsi intégrées, de l’Amérique du Sud à l’Océanie, en passant par le Moyen-Orient, l’Afrique et l’Europe : fin 2019, 124 pays et 29 organisations internationales auraient signé des accords de coopération avec Pékin dans le cadre de ce projet.

Les relations ainsi créées doivent permettre la mise en œuvre de la nouvelle stratégie agricole qui consiste à assurer un approvisionnement domestique contrôlé de manière croissante par les capitaux chinois en évitant une trop grande dépendance envers les marchés internationaux et certains pays, considérés comme des adversaires, à l’instar des États-Unis. Il s’agit d’investir tous les maillons de la chaîne agroalimentaire (production, transformation, logistique, recherche) tout en tirant le meilleur parti des différentes régions du monde.

Des entreprises chinoises mettent ainsi en valeur des terres en Russie (céréales et soja) ; investissent dans le bassin du Mékong, tant au Laos qu’au Cambodge, ou en Asie du Sud-Est (caoutchouc, canne à sucre, manioc, maïs, sorgho…) ; importent du coton, des fruits, des produits d’élevage d’Asie centrale ; importent des viandes et investissent au Brésil dans les infrastructures et la mise en valeur de terres en échange d’achats garantis de produits agricoles (soja notamment) ; achètent des exploitations de productions animales en Océanie (lait et viandes) ; investissent dans la transformation (usines laitières, abattoirs) en Europe, aux États-Unis, en Océanie, en Amérique du Sud ; rachètent des traders internationaux comme des sociétés de semences (Syngenta)… Les investissements chinois dans le domaine agricole auraient ainsi été multipliés par 10 en moins de dix ans pour dépasser les 3 milliards de dollars par an (1).

Depuis, le Brésil est devenu le premier fournisseur de la Chine en produits agricoles et alimentaires, surtout du soja et des viandes, avec un quart des importations en valeur, devant les États-Unis, dont les exports vers la République populaire ont reculé depuis 2013 et poursuivent leur déclin en raison du conflit commercial qui oppose les deux puissances. Les pays asiatiques, hors Inde, sont restés la troisième zone d’approvisionnement de la Chine (produits végétaux), devant l’Europe et l’Océanie, dont les envois sont majoritairement composés de viandes et de boissons.

Mais les investissements chinois ont également pour but d’augmenter les productions dans certains pays étrangers, dont des africains, contribuant à la sécurité alimentaire locale et mondiale… et donc à la sécurité alimentaire chinoise ainsi qu’à la montée en puissance de son « soft power ». La part des flux en provenance d’Afrique est ainsi relativement limitée : 3 % de la valeur des importations agricoles chinoises.

Nouveaux rapports de force

Ces importations et investissements induisent deux conséquences majeures. D’abord, les entreprises chinoises contrôlent une part croissante des aliments importés et de leur valeur ajoutée. Le lait, la viande porcine ou bovine sont bien produits dans d’autres pays à partir de ressources locales, les propriétaires devenant de plus en plus souvent chinois. Ensuite, la dépendance chinoise en produits agricoles peut également se changer en une dépendance réciproque avec les pays exportateurs à même d’amener une transformation durable des rapports de force au sein de l’économie agricole internationale. La part des produits agricoles de pays tels que le Brésil ou l’Argentine à destination de la Chine devient parfois préoccupante, exposant les exportateurs au levier stratégique que peut représenter la menace de la perte d’accès au marché intérieur chinois.

Si cette nouvelle politique atteint ses objectifs de maîtrise de l’approvisionnement alimentaire, elle pourrait modifier les échanges internationaux construits jusqu’à présent, affecter les marchés mondiaux, mais également transformer durablement les rapports de force au sein de l’économie agricole mondiale. Nourrir la Chine est l’un des grands enjeux de ce XXIe siècle. 

Cartographie de Laura Margueritte

Note

(1) Ces données sont sous-estimées, car il est difficile de connaître de manière exhaustive l’ensemble des projets agricoles chinois à l’étranger.

1-<strong>Géographie de l’agriculture chinoise</strong>
<strong>2-La Chine sur le marché alimentaire mondial</strong>
Article paru dans la revue Carto n°56, « Plastique : L’autre « marée noire », novembre-décembre 2019.

À propos de l'auteur

Jean-Marc Chaumet

Directeur Économie du Centre national interprofessionnel de l’économie laitière (CNIEL), auteur de La Chine au risque de la dépendance alimentaire (avec Thierry Pouch, Presses universitaires de Rennes, 2017).

À propos de l'auteur

Laura Margueritte

Cartographe pour les magazines Carto et Moyen-Orient.

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