Magazine Les Grands Dossiers de Diplomatie

Un garçon à tout prix ? Les conséquences de la masculinisation démographique

Toutes les sociétés sont traversées par des formes variées de discrimination de genre qui rendent compte des disparités accusées entre les sexes en matière de salaire, de représentation politique, de comportements sociaux, de droits familiaux ou de préceptes religieux. Par contraste, les différences démographiques entre hommes et femmes sont principalement attribuées aux caprices de la nature. Ainsi, s’il naît invariablement plus de garçons que de filles pour d’obscures raisons évolutionnistes, la mortalité semble au contraire avantager les femmes pour des raisons inverses. Mais l’expérience récente de certains pays montre que la biologie n’est pas la seule à l’œuvre dans la démographie comparée des sexes : non seulement la mortalité peut être défavorable aux filles dans des régions où elles sont moins choyées que leurs frères, mais les progrès du diagnostic prénatal ont conduit à la diffusion des avortements sélectifs des fœtus féminins en de nombreux pays. À travers ces deux leviers que sont la surmortalité féminine et la sélection prénatale, certaines populations sont ainsi parvenues à altérer de manière durable la proportion des hommes et des femmes en leur sein.

L’enjeu de la détermination prénatale du sexe

Si les formes les plus brutales de discrimination comme l’infanticide des fillettes à la naissance ont progressivement disparu, on observa à partir des années 1980 une hausse singulière de la proportion de garçons à la naissance en Chine, en Inde et en Corée du Sud. Ce déséquilibre était associé à la propagation de la détermination prénatale du sexe, rendue possible par l’amniocentèse puis par l’échographie. Il est allé croissant en certaines régions, atteignant ainsi en Chine au début du XXIsiècle le chiffre de 120 naissances masculines pour 100 naissances féminines, largement au-delà de la norme biologique de 105. Dans les années qui suivirent, le même phénomène se répéta ailleurs dans le monde, notamment dans le Sud du Caucase et dans plusieurs pays autour de l’Albanie après l’effondrement des régimes communistes. Plus récemment, c’est au Vietnam et au Népal que les avortements sélectifs ont creusé le déficit de fillettes à la naissance (1).

Au-delà de l’effet propre aux nouvelles technologies reproductives, renforcé par l’apparition de cliniques privées offrant ces services aux familles, deux conditions semblent indispensables à l’émergence de ces mécanismes discriminatoires. Il faut d’une part que le niveau de fécondité se soit rapproché du niveau de remplacement des générations (2,1 enfants par femme). Le cas emblématique est celui de la baisse vertigineuse de la fécondité en Chine, verrouillée par une politique autoritaire de planification familiale, qui a mécaniquement accru le risque de rester sans garçon dans les familles s’en remettant aux seuls hasards de la conception naturelle. Mais il est tout aussi indispensable, d’autre part, que les familles expriment un besoin majeur d’avoir un garçon plutôt qu’une fille, au prix de devoir ajuster leurs choix reproductifs à cet impératif patriarcal. Et le principal coupable de ce sexisme démographique réside dans la prégnance de systèmes familiaux fondés sur la lignée masculine. Ils donnent aux enfants mâles un rôle prépondérant dans la reproduction sociale pour des raisons tout autant matérielles que religieuses : cohabitation avec les parents après le mariage, protection et soutien aux parents âgés, captation de l’héritage, perpétuation du clan, responsabilités funéraires, etc.

137 millions de femmes manquantes

La Chine et l’Inde ont ainsi depuis plusieurs décennies des populations en majorité masculines, alors que la meilleure longévité des femmes devrait au contraire assurer leur prédominance numérique comme ailleurs dans le monde. Depuis l’alerte sonnée en 1990 par le prix Nobel indien d’économie Amartya Sen à propos des millions de femmes manquant dans le monde (2), les démographes se sont appliqués à calculer précisément l’ampleur des déficits dus à la discrimination prénatale (avortements sélectifs) ou postnatale (surmortalité). Les chiffres obtenus sont d’un volume sans commune mesure : on évalue ainsi en 2015 le déficit de femmes de tout âge à 68 millions en Chine et à 43 millions en Inde (3). Le total de 137 millions de femmes manquantes à l’échelle planétaire éclipse largement celui des victimes de l’épidémie de VIH/sida ou des grands conflits du XXe siècle.

Au regard de ces analyses relativement précises des facteurs et de l’étendue de cette crise, la réflexion prospective sur ces effets à long terme est plus hésitante. On sait que les bouleversements observés depuis les années 1980 vont affecter profondément les structures de plusieurs populations, notamment celles des deux pays les plus peuplés du monde, jusqu’à la seconde moitié du siècle, sans qu’aucune correction démographique n’apparaisse envisageable. En revanche, il paraît encore audacieux de spéculer sur les conséquences sociales ou géopolitiques de ce surcroît de millions d’hommes. Une des raisons de notre piètre compréhension des répercussions potentielles de ce phénomène tient notamment à son caractère d’« objet démographique non identifié ». Nous n’avons aucun exemple historique qui puisse guider notre réflexion et les cas les mieux connus, comme les déficits d’hommes à l’issue de grands conflits comme la Première Guerre mondiale ou leur surplus dans les régions de frontière comme le Far West, sont bien différents par leur ampleur et leur nature. On sait que ces déséquilibres n’auront guère de répercussions durant l’enfance, mais la situation des jeunes gens est plus inquiétante. Les simulations statistiques confirment en effet que ces générations d’hommes vont entrer sur un « marché matrimonial » profondément bancal dominé par les célibataires hommes et qu’une part croissante d’entre eux ne pourra jamais se marier. Et c’est sans doute là que le bât blesse : les sociétés où l’excès de garçons est apparu sont précisément celles où leur mariage est indispensable. Le « projet patriarcal » implicite consiste précisément à avoir des fils pour que ceux-ci, une fois mariés, donnent naissance à leur tour à des fils et ainsi de suite. À la différence des régions influencées par le christianisme où il est fréquent et de fait parfaitement toléré de ne pas se marier, le célibat en ces sociétés asiatiques contredit le principe même de la reproduction familiale de la lignée masculine.

Un déséquilibre source de violences et d’instabilités ?

Les premières chercheures à explorer ce cas unique de dérèglement démographique ont été deux politologues de langue anglaise, Valérie Hudson et Andrea den Boer, qui dès 2004 ont prédit dans leur ouvrage un avenir funeste aux sociétés frappées par cette poussée de masculinisation démographique (4). Mêlant à la fois réflexion historique et généralisations sociobiologiques, elles envisagent les conséquences à différentes échelles. À l’échelle infranationale, elles identifient la possibilité d’un accroissement d’exploitation et de violences contre les femmes. Elles incriminent parfois directement la testostérone des mâles célibataires, plus enclins aux délits ou crimes de toutes sortes. Mais leurs idées les plus originales portent avant tout sur les implications en termes d’instabilité politique et de sécurité internationale de ces surplus d’hommes. Ne risquent-ils pas en effet d’alimenter dans le futur des vagues migratoires, des mouvements de protestation ou des poussées belliqueuses ? Il semble en effet parfaitement plausible que cette accumulation de célibataires dans certaines sociétés et leurs frustrations présumées provoquent une montée des idéologies sectaires ou nationalistes et fournissent un réservoir démographique considérable pour les candidats à l’exil ou à l’affrontement. Ce raisonnement, fondé sur l’effet des vagues démographiques et la menace sous-jacente des bombes à retardement, rappelle celui portant sur l’explosion du nombre des jeunes arrivant sur le marché du travail stagnant et son effet sur la société civile dans des pays traditionnellement autoritaires. Ces dernières années, cet argument du « youth bulge » a en effet été fréquemment avancé pour rendre compte des printemps arabes et des fortes mobilisations politiques des jeunes comme on y assiste aujourd’hui en Algérie (5).

Le marché matrimonial : principale victime du phénomène

Que peut-on dire, quinze ans après la publication de cet ouvrage, des effets réels de cette crise démographique inédite ? Force est d’abord de constater que les pronostics purement statistiques se sont vérifiés : la préférence pour les garçons a continué d’avoir des effets considérables sur la répartition des naissances par sexe et si certains pays comme la Corée du Sud ont déjà vu leur proportion de naissances masculines revenir à la normale, les excédents masculins se sont progressivement accumulés au fil des générations en Chine et en Inde. Les séquelles et le goulot d’étranglement sur le marché matrimonial y sont désormais palpables. De nombreux jeunes hommes doivent retarder leur mariage du fait de la pénurie d’épouses potentielles et courent d’ailleurs le risque de devoir tout simplement y renoncer (6). En revanche, les pronostics les plus inquiétants n’ont pas encore trouvé de franche confirmation. On observe certes en Chine ou en Inde des liens statistiques entre proportion de jeunes hommes et pratiques déviantes, qu’il s’agisse du recours à la prostitution, voire la fréquence des crimes ou du trafic des personnes. Mais ces corrélations sont en partie trompeuses, car elles associent des phénomènes qui ont longtemps coexisté : les régions patriarcales où s’enracine le désir de garçons ont toujours été marquées par une forte tradition de violence. D’autres tendances procèdent au contraire d’une évolution des mœurs qui va de pair avec le développement économique et l’affaiblissement du contrôle traditionnel de la sexualité. L’amélioration lente, mais tendancielle de la condition des femmes, mesurée par exemple par le niveau d’éducation, le mariage tardif, et l’accès à l’emploi, réfute également les scénarios les plus pessimistes de subjugation accrue des femmes. De la même façon, les poussées de nationalisme comme en Chine ou d’intolérance religieuse comme en Inde ne sont pas à proprement parler nouvelles et elles n’ont pas encore pris une tournure irréversible comme l’illustrerait une invasion de Taïwan, un conflit ouvert au Cachemire ou une aggravation des conflits intercommunautaires en Chine ou en Inde. Aucun épisode migratoire en Asie ne semble spécifiquement alimenté par les déséquilibres démographiques. Dans les plus petits pays affectés, comme l’Arménie, l’Albanie ou le Népal, la migration des hommes vers l’étranger qui pourrait servir d’exutoire démographique n’est pas un phénomène nouveau. Et à l’échelle mondiale, c’est plutôt à une féminisation croissante de la migration internationale que l’on assiste.

Il semble donc difficile de relier de manière mécanique l’ampleur de la masculinisation démographique en cours à des phénomènes mesurables à l’échelle géopolitique internationale. L’impact de cette masculinisation démographique est pourtant indubitable en Inde ou en Chine, mais les études de terrain en disent sans doute plus que les spéculations un peu hors-sol des politologues ou des économistes (7). Les déséquilibres ont un impact à une échelle avant tout locale : il concerne les groupes défavorisés qui, hypergamie (la tendance qu’ont les femmes d’épouser des hommes d’un statut supérieur au leur) oblige, voient nombre d’épouses potentielles leur échapper, car elles préfèrent épouser un plus riche. Cela rappelle plus près de nous une situation encore récemment décrite par Raymond Depardon : celle des paysans français lors des Trente Glorieuses, condamnés au célibat quand les villageoises partirent en ville épouser des ouvriers. Car le marché matrimonial est un phénomène de tri social impitoyable en Asie où les alliances, une fois libérées de la contingence des prescriptions astrologiques ou de castes et de clans, se sont progressivement individualisées sur des bases étroitement économiques. Des ajustements restent possibles à la marge, en se mariant plus tard ou en faisant venir des épouses de régions lointaines, voire de l’étranger. Mais les hommes défavorisés pour des raisons de patrimoine, de revenus, de handicap, de groupe social ou de lieu de vie, qui parvenaient sans difficulté à se marier dans le passé, se retrouvent particulièrement vulnérables sur le marché matrimonial compétitif d’aujourd’hui et les plus déshérités d’entre eux en sont graduellement exclus. Privés d’avenir familial, ils deviennent ainsi victimes d’une nouvelle discrimination sociale, celle de faire partie du groupe croissant des célibataires incapables de trouver une épouse et de fonder une famille. Leur marginalité sociale d’hommes moins instruits, vivant dans des régions reculées ou issus de groupes de bas statut, les prive de toute capacité de protestation et ce drame humain ne fait aucun bruit. Les sociétés en croissance rapide que sont la Chine et l’Inde n’ont en effet que peu de respect pour les laissés-pour-compte du développement, prisonniers d’un système de normes foncièrement patriarcales hérité d’une autre ère.

Ce que l’on observe donc dans les pays à surplus d’hommes, c’est un accroissement des compétitions entre jeunes hommes sur le marché matrimonial. Il présente parfois des effets positifs comme en matière d’investissement en capital humain, d’épargne, de tolérance face aux nouvelles formes d’union ou de remise en cause du système traditionnel du mariage. Mais la détresse sociale et psychologique des millions de célibataires involontaires parmi les groupes vulnérables demeure aujourd’hui politiquement inaudible. On ne voit encore nulle part émerger de mouvements leur donnant un écho politique, à la différence des protestations populistes qui ont émergé des couches sociales menacées par les contrecoups de la globalisation en Europe ou aux États-Unis. Aucun des leaders typiquement masculinistes ayant récemment émergé du Brésil aux Philippines ou aux États-Unis n’est apparu dans les pays à majorité masculine. Les effets géopolitiques de ces déséquilibres démographiques restent donc aujourd’hui encore imperceptibles en dépit du volume considérable des déséquilibres démographiques. 

Notes
(1) Une présentation plus détaillée de ces phénomènes se trouve dans C. Z. Guilmoto, « La masculinisation des naissances. État des lieux et des connaissances », Population, 70 (2), 2015, p. 201-264. Voir également B. Manier, Quand les femmes auront disparu : l’élimination des filles en Inde et en Asie, Paris, La Découverte, 2006.
(2) A. Sen, « More than 100 million women are missing », The New York Review of Books, 37(20), 1990, p. 61-66.
(3) J. Bongaarts et C. Z. Guilmoto, « How many more missing women ? Excess female mortality and prenatal sex selection, 1970 – 2050 », Population and Development Review, 41(2), 2015, p. 241-269.
(4) V. M. Hudson et A. Den Boer, Bare branches : The security implications of Asia’s surplus male population, MIT Press, 2004. 
(5) Voir par exemple ce blog de la Banque mondiale : http://​blogs​.worldbank​.org/​d​e​v​e​l​o​p​m​e​n​t​t​a​l​k​/​y​o​u​t​h​-​b​u​l​g​e​-​a​-​d​e​m​o​g​r​a​p​h​i​c​-​d​i​v​i​d​e​n​d​-​o​r​-​a​-​d​e​m​o​g​r​a​p​h​i​c​-​b​o​m​b​-​i​n​-​d​e​v​e​l​o​p​i​n​g​-​c​o​u​n​t​r​ies
(6) Ce resserrement du marché matrimonial est plus connu sous le nom anglais du « marriage squeeze ».
(7) R. Kaur (dir.), Too many men, too few women : Social consequences of gender imbalance in India and China, Orient BlackSwan et Sharada, 2016. S. Srinivasan et S. Li (dir.), Scarce Women and Surplus Men in China and India : Macro Demographics Versus Local Dynamics, Springer, 2017.

Légende de la photo en première page : Le 4 mars 2018, à Pushkar, une fille au visage couvert se rend à son mariage, selon la tradition musulmane indienne. Alors que l’Inde est avec la Chine l’un des pays qui manque le plus de femmes, l’impact sur le marché matrimonial est palpable. Si un rapport ministériel indien du National Crime Records Bureau a révélé qu’en 2016 un total (probablement sous-évalué) de 33 855 personnes ont été enlevées pour un mariage, il convient de rappeler que le trafic de femmes à marier a été pendant des siècles un marché florissant dans les États de l’Haryana, du Pendjab et du Rajasthan. (© Shutterstock/Maksimilian)

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°51, « La démographie : un enjeu géopolitique majeur », Juin-Juillet 2019.
0
Votre panier