En novembre 2019, la mer des Tchouktches était encore libre de glace, un phénomène inhabituel et alarmant sous ces latitudes polaires, avec des répercussions potentielles majeures. Alors que l’Arctique n’a jamais été aussi chaud depuis 10 000 ans, la région est un témoin du changement climatique.
ituée aux confins russes et américains, la mer des Tchouktches, de 595 000 kilomètres carrés, est dans l’un des espaces les plus isolés et les moins peuplés de la planète, au nord du détroit de Béring. En novembre 2019, elle ne donnait pas de signe de regel, à une époque de l’année où normalement la banquise a déjà commencé à se former. C’est la première fois que ce phénomène se produit. Tandis que l’Arctique a connu des températures record à l’été 2019 (21 °C) et que la fonte estivale de la banquise n’y a jamais été aussi rapide, le typhon Neoguri, qui a touché le Japon fin octobre, a fait remonter une masse d’air chaud dans la région boréale (entre 5 et 10 °C au-dessus des normales de saison). La mer des Tchouktches a alors emmagasiné d’importantes quantités de chaleur.
Cette anomalie est d’autant plus préoccupante qu’elle nourrit des réactions en chaîne. La mer, de couleur foncée, concentre le rayonnement solaire, à une saison où elle est normalement couverte de glace, à laquelle la blancheur confère un albédo élevé, qui renvoie le rayonnement solaire et contribue à maintenir le froid. En d’autres termes, plus la banquise fond…, plus elle fond. En plus de fragiliser les littoraux, menaçant des villages de délocalisation, ce dégel libère une grande quantité de dioxyde de carbone et de méthane, plus que la végétation n’est capable d’en absorber. Ces effets d’entraînement expliquent que l’Arctique se réchauffe deux fois plus vite que la moyenne mondiale.
Cette catastrophe environnementale semble pour certains acteurs synonyme d’aubaine économique. La compagnie pétrolière Shell avait ainsi lancé en 2015 d’importantes prospections en mer des Tchouktches, avant de renoncer à ses opérations en Arctique face aux coûts d’investissement exorbitants comparativement au prix du baril de brut en baisse. Un sursis de courte durée puisque le président américain, Donald Trump, s’est engagé depuis son arrivée au pouvoir en 2017 dans une bataille juridique qui vise à rouvrir les eaux des mers des Tchouktches et de Beaufort à la prospection en levant le moratoire de son prédécesseur, Barack Obama (2009-2017), qui les protégeait depuis fin 2015.
Du côté russe, les pressions ne sont pas moins fortes au large du district autonome de Tchoukotka, fief du multimilliardaire Roman Abramovitch, qui vit en grande partie de l’exploitation de l’or, mais qui recèle aussi de grandes réserves de pétrole, de gaz et de minerais qui attisent d’autant plus les convoitises que leur accès est facilité par le réchauffement. Ces activités se déploient dans un environnement riche mais fragile, malgré le classement de l’île Wrangel (Russie) au patrimoine mondial de l’humanité par l’UNESCO depuis 2004.
Cartographie de Laura Margueritte