Une idée courante veut que le Japon a perdu sa capacité d’innovation et qu’il a été incapable de s’adapter aux enjeux de la « nouvelle économie ». Or il n’en est rien, car cette vision repose sur une conception idéologique et rabougrie de la technologie.
Une contradiction majeure des temps présents tient dans la déconnexion du lien qui unit la technologie et l’amélioration des conditions de vie. Tout se passe comme si, à mesure que grandit le discours sur l’importance de la technologie, on assistait à une dégradation concomitante des conditions d’accès à celle-ci et à la perte de ses finalités humaines. Que l’on pense aux remarquables progrès qu’a connus la médecine ces dernières années, comme en témoignent les avancées de la thérapie génétique ou le traitement de certains cancers, et aussitôt le contraste avec les conditions d’accueil ou le traitement de la souffrance s’accentue. L’innovation perd dans le capitalisme contemporain sa vocation émancipatrice. La généralisation de l’obsolescence programmée, les effets sanitaires et environnementaux de l’utilisation des pesticides, la production de médicaments aux effets indésirables sont autant de manifestations de cette séparation (2).
À cet égard, l’expérience japonaise est enrichissante. La grande majorité des économistes à la fin des années 1980 prédisent pour le Japon un formidable destin, conformément au titre du livre d’Ezra Vogel publié en 1980 : Japan as Number One. On imagine alors quelle sera la prochaine innovation qui bouleversera nos vies comme l’a fait le baladeur de Sony. Si de grandes inventions doivent marquer le tournant du siècle, elles seront japonaises. Or, c’est de l’autre côté du Pacifique que les principales innovations des années 1990 et 2000 sont nées, que ce soit dans le domaine des technologies de l’information et de la communication ou dans celui des biotechnologies. Si bien que l’on en vient à se demander, aujourd’hui, ce que le Japon est devenu en matière d’innovation.
Déclin de la productivité, déclin du Japon ?
S’il est vrai que la croissance japonaise a fortement ralenti à partir du début des années 1990, une brève comparaison internationale permet de relativiser le phénomène. En termes réels (en tenant compte de l’inflation), sur la période 1990-2014, la croissance annuelle japonaise fut de 0,9 %, contre 1,5 % en Europe et 2,5 % pour les États-Unis. Toutefois, si on la rapporte à la population, il apparaît que les écarts sont beaucoup moins prononcés. Le produit intérieur brut par habitant a crû à un taux annuel de 0,8 %, taux qui passe à 1 % pour l’Europe et 1,5 % pour les États-Unis.
Au-delà de la question démographique, c’est la question de la productivité qui a retenu l’attention. Et à raison, car en effet, l’étude comparative de la contribution des facteurs à la croissance met en lumière le déclin relatif de la productivité au Japon par rapport aux États-Unis (3). Si les hypothèses pouvant être retenues sont nombreuses, l’idée que cette tendance traduirait une baisse de la capacité d’innovation s’est progressivement diffusée. On en vient rapidement à considérer que le « modèle japonais » serait devenu inadapté aux nouveaux enjeux que représentent la « mondialisation » et les nouvelles technologies. Les États-Unis, considérés comme étant en pointe dans ces domaines, constitueraient le benchmark indépassable. Et le modèle de la Silicon Valley (SV ci-après), caractérisé par le rôle crucial des entrepreneurs et des start-ups en interaction avec les universités et dont le financement repose sur le capital-risque, en serait le parangon. Les réformes néolibérales, introduites au Japon à partir des années 1980, se sont appuyées sur cette rhétorique (4). Or celle-ci n’est pas sans poser problème.
Avant de revenir sur la véritable signification de la baisse apparente de la productivité, il faut souligner que « comparaison n’est pas raison », puisqu’en restant à ce niveau d’analyse, on a l’impression que l’ensemble des entreprises japonaises se sont effondrées, alors que des entreprises comme Toyota ou Canon ont continué à enregistrer des bénéfices record. Cet exemple nous apprend qu’on ne saurait assimiler les performances macroéconomiques et microéconomiques. Pareillement, l’argumentation précédente tend à amalgamer le modèle de la SV avec le système national d’innovation étatsunien. S’il est vrai qu’ils présentent des caractéristiques communes, on ne peut réduire le second au premier pour parler d’un système néolibéral d’innovation. Autant le dire d’emblée, rien de tel n’existe, comme en atteste l’importance du rôle de l’État dans le système d’innovation américain (5). La promotion de ce modèle a été en partie fonctionnelle et a visé à justifier un ensemble de réformes structurelles plus générales. Cependant, du point de vue de l’innovation, le risque a été grand de déstabiliser tout le système d’innovation japonais, qui fonctionne suivant une logique distincte du modèle de la SV sans que l’on puisse en déduire une moindre capacité d’innovation (6).
Leçons japonaises sur la diversité des systèmes sociaux d’innovation
L’histoire du développement économique moderne du Japon, soit depuis la révolution Meiji dans les années 1860, est une formidable épopée technologique — à condition de rendre à ce terme un sens fort. L’un des slogans les plus connus de la période est wakon yosai, littéralement « esprit japonais, savoir occidental ». On aurait tort d’y voir la confirmation a posteriori de l’idée selon laquelle le Japon ne serait bon qu’à copier (7). Comme le notent justement deux spécialistes du système d’innovation japonais, les professeurs Odagiri et Goto, dans leur ouvrage Technology and Industrial Developement in Japan, « la technologie n’est pas juste quelque chose que l’on peut importer et mettre en œuvre. Afin de faire bon usage de l’importation technologique, un haut niveau de compétences est requis » (8). Sélectionner la bonne technologie, l’adapter aux conditions environnementales et techniques, la modifier sont autant de réquisits qui nous apprennent que la technologie est fondamentalement sociale. Un autre enseignement que nous livre cette époque peut se résumer ainsi : la technologie ne se réduit pas à la technique. Les ingénieurs et intellectuels japonais envoyés massivement en mission à l’étranger ne se contentaient pas d’observer les techniques de production. Ils s’intéressaient tout autant aux méthodes d’organisation de la production et aux systèmes sociaux. C’est, en partie, cette conception riche de la technologie comme savoir technico-organisationnel associé au fort investissement dans les ressources humaines qui a permis au Japon de rattraper rapidement les pays occidentaux du point de vue des capacités technologiques.
Mais ce n’est véritablement qu’après-guerre que les pleines potentialités du Japon sur le plan technologique se sont exprimées. Le système d’innovation japonais classique a été considéré comme l’une des clés de son succès. Caractérisé par une recherche et développement (R&D) essentiellement privée, dominée par les grandes entreprises, le rôle central de la politique industrielle ou encore la faiblesse des universités et des droits de propriété intellectuelle, on peut dire qu’il est l’antithèse historique de celui de la SV tel qu’il a été conceptualisé dans les années 1990. Ce système a favorisé l’innovation incrémentale, par l’amélioration des pratiques (kaizen), qui a permis le rattrapage technologique jusqu’au début des années 1970.
Ce système est progressivement réformé dans le contexte de la grande transformation du capitalisme japonais à partir des années 1980. Globalement, l’accent mis sur la politique industrielle bascule vers la politique d’innovation. Les réformes touchent tant l’architecture de la politique publique, l’université, que la promotion des start-ups ou encore le renforcement des droits de propriété intellectuelle. Pourtant, le système d’innovation japonais n’a nullement convergé vers celui de la SV. Cela ne tient pas au manque de réformes mais aux conditions initiales et au cadre institutionnel extérieur. Au final, qu’est-il devenu ? D’une part, si la technologie japonaise est peut-être moins visible pour les consommateurs qu’avant, elle reste à la pointe de nombreux secteurs stratégiques : nombre d’entreprises sont en situation de (quasi-)monopole sur des composantes clés de grands produits comme pour l’iPhone, ou bien dans l’aéronautique (Toray), dans la robotique (Fanuc, Yaskawa) [voir le focus de S. Kanzaki p. 44] ou encore dans les instruments de mesure (Horiba). D’autre part, le Japon occupe une position de leader dans certaines nouvelles industries comme le sous-secteur de l’industrie du logiciel, les jeux vidéo, avec, par exemple, Nintendo et Sony Entertainment. Il apparaît donc que, loin de l’idée selon laquelle seul le modèle entrepreneurial peut favoriser l’innovation et l’émergence de nouvelles industries, le modèle « intrapreneurial », c’est-à-dire reposant sur les grandes entreprises, le peut tout à fait également. En un mot, il n’y a pas de one best way.
De quoi la baisse de la productivité est-elle le nom ?
Si les capacités d’innovation n’ont pas décliné, on est en droit de se poser la question : où est le problème ? Et la réponse est : ailleurs. Le problème est en fait double.
Premièrement, les phénomènes agrégés, nous l’avons dit, dissimulent souvent les contradictions au niveau micro. Concrètement, si l’analyse macroéconomique montre une baisse de la productivité, l’analyse sectorielle montre que tous les secteurs ne sont pas équivalemment touchés. Si l’on zoome encore davantage, de nombreuses études empiriques (9) montrent qu’il y a une hétérogénéité croissante de la productivité au sein d’un même secteur et pour des entreprises de taille similaire (figure 1). Il s’agit moins d’un problème de productivité au niveau des firmes les plus performantes (pensons à Toyota ou Canon) que la fin du rattrapage des firmes les moins performantes. Comment l’expliquer ? L’origine de la dispersion des entreprises est à trouver dans le délitement des forces centripètes du système économique japonais, soit des ressorts par lesquels l’aggravation de l’hétérogénéité était contenue. Nous appelons justement coordination les mécanismes, tant privés que publics, par lesquels les forces centrifuges sont régulées. La coordination du capitalisme japonais fut l’une de ses caractéristiques principales. En pratique, il est possible de distinguer plusieurs types de coordination selon les agents et les niveaux considérés. Pour ce qui nous intéresse ici, à savoir la structure industrielle, on peut mentionner deux formes de coordination : le keiretsu (« conglomérat » avec en son centre une banque principale) et la sous-traitance. Celles-ci ont en commun de favoriser les spillovers, autrement dit la diffusion de l’innovation : le partage de technologie entre deux entreprises favorise le rapprochement de leurs performances. Ces deux éléments ont connu un déclin à partir du début des années 1990 suite à la mise en œuvre des politiques néolibérales. C’est bien cela qui est à l’origine de ce phénomène. Cette analyse nous a permis de comprendre la « décennie perdue » des années 1990 comme une perte de coordination alors même que l’hétérogénéité se faisait croissante (10). Au niveau macro, les politiques néolibérales se sont donc traduites par la stagnation économique et la hausse des inégalités (11).
Le second problème réside dans un paradoxe. Obnubilées par le modèle SV, les entreprises ont eu tendance à oublier ce qui était à l’origine de leur capacité d’innovation : les ressources humaines. Prenons l’exemple du toyotisme. Cette forme d’organisation du travail se base sur l’investissement dans la formation de la main-d’œuvre et dans l’engagement vis-à-vis de l’entreprise qui doit en résulter. Le cœur du toyotisme n’est pas la robotique, ni la mécanisation du travail ; il s’agit plutôt de favoriser l’engagement du travail humain aux différents niveaux de la production. Le basculement que nous avons décrit à la fin des années 1980 s’est traduit par un étiolement de l’idée de la technologie. Le Japon s’est lancé dans une course à l’armement technique, avec des dépenses en R&D toujours plus élevées. Parallèlement, on a assisté à l’effondrement des ressources affectées à la formation permanente, ce qui constituait pourtant une force du modèle d’innovation japonais (figure 2). Cette évolution en ciseaux a eu des conséquences délétères. Nous savons en effet que les retours sur investissement en R&D connaissent des rendements décroissants, ce qui a été observé au Japon par l’OCDE. Toutefois, certains indices sont annonciateurs d’un tournant possible dans la politique d’innovation. D’une part, les entreprises redécouvrent que la possession des meilleures techniques n’assure aucunement leurs parts de marchés, si la nature de la demande n’est pas correctement prise en considération. D’autre part, le Sixième plan pour la science et la technologie (2021-2025), dont la conception a été lancée en août 2019, insiste sur une meilleure prise en compte des besoins sociaux et des interactions entre la science, la technologie et la société.
La technologie est sociale
L’étude du Japon nous enseigne une autre conception de la technologie. Celle-ci peut être exposée suivant trois axes : la technologie est sociale, dépendante du social et doit être sociale.
Premièrement, la technologie ne peut se réduire à son aspect technique mais convoque les forces vives du travail collectif et de l’organisation. Elle est biface : c’est la raison qui nous fait parler de compétences technico-organisationnelles et à mettre l’accent sur la chute de l’investissement dans les ressources humaines.
Deuxièmement, il est inconséquent de penser le facteur technologique isolément. Les systèmes sociaux d’innovation sont toujours dépendants des cadres institutionnels dans lesquels ils évoluent. C’est la raison fondamentale qui nous fait conclure que le modèle SV ne peut constituer la seule voie possible. Les complémentarités qui existent avec le marché du travail et le mode de financement des entreprises en sont la preuve. Il nous faut nous défaire de l’idée volontariste selon laquelle il serait possible de construire un système d’innovation ex nihilo.
Enfin, se pose la question de la démocratisation de la technologie : tant sur le plan de son accessibilité que de la question politique de ses finalités et de ses conditions de possibilité (conditions d’extraction des ressources, de fabrication, etc.) en lien avec les risques environnementaux, comme l’a rappelé dramatiquement l’accident nucléaire de Fukushima Daiichi. La technologie a pour vocation d’être au service du développement humain, seule condition permettant de surmonter la contradiction mise en exergue au début de cet article.
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Notes
(1) http://ffj.ehess.fr/
(2) Sébastien Lechevalier (dir.), Innovation Beyond Technology, Springer, 2019.
(3) Les économistes ont l’habitude d’analyser les sources de la croissance dans le cadre d’une fonction de production en distinguant la contribution du facteur travail, celle du facteur capital et un résidu qualifié productivité globale des facteurs (PGF), interprétée en termes de progrès technique. Or on observe que celle-ci a baissé de 0,8 point de pourcentage entre les périodes 1980-1995 et 1995-2004 au Japon, alors même qu’elle augmente de 1 point de pourcentage aux États-Unis.
(4) Sébastien Lechevalier, La grande transformation du capitalisme japonais (1980-2010), Presses de Sciences Po, 2011.
(5) Dans les années 1990, la R&D privée aux États-Unis correspond à 55 % des dépenses totales contre 61 % pour le Japon.
(6) Sébastien Lechevalier, Junichi Nishimura et Cornelia Storz, « Diversity in patterns of industry evolution : How an intrapreneurial regime contributed to the emergence of the service robot industry », Research Policy, 43 (10), 2014.
(7) Cette idée qui tend à perdurer est occidentalo-centrée avant d’être fausse : pour ne prendre qu’un indicateur, sur les dix dernières années, les scientifiques japonais et japonaises ont reçu douze prix Nobel en physique, chimie et médecine. Pour une population cumulée supérieure de 10 à 20 %, l’Allemagne et la France n’en n’ont connu que dix.
(8) Hiroyuki Odagiri et Akira Goto, Technology and Industrial Development in Japan. Building Capabilities by Learning, Innovation and Public Policies, Clarendon Press, 1996.
(9) Keiko Ito et Sébastien Lechevalier, « The Evolution of the Productivity Dispersion of Firms. A Reevaluation of its Determinants in the Case of Japan », Review of World Economics, 145 (3), 2009.
(10) Sébastien Lechevalier et Brieuc Monfort, Leçons de l’expérience japonaise. Vers une autre politique économique ?, Presses de l’ENS, 2016.
(11) L’hétérogénéité croissante des firmes constitue le socle de la segmentation du marché du travail, matrice de la hausse des inégalités au Japon. Aujourd’hui, le travail précaire représente 37 % du travail salarié. Sur la question de la pauvreté, on lira le très bel ouvrage de Makoto Yuasa, Contre la pauvreté au Japon (Philippe Picquier, 2018).
Légende de la photo en première page : Vue d’artiste de Woven City, ville prototype présentée par le géant japonais Toyota lors du Consumer Electronics Show 2020 de Las Vegas. Cette ville, « laboratoire vivant » située au pied du mont Fuji, sera « un écosystème entièrement connecté alimenté par des piles à hydrogène », qui permettra d’accueillir environ 2000 résidents permanents pour y « tester et développer des technologies telles que l’autonomie, la robotique, la mobilité personnelle, les maisons intelligentes et l’intelligence artificielle dans un environnement réel ». La première pierre devrait être posée début 2021. (© Toyota/Bjarkes Ingels)