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Économie de défense : le difficile financement de la paix

Nous pourrions considérer la paix comme un bien commun de l’humanité. La guerre est même bannie par la charte des Nations unies depuis 1945. Pourtant, non seulement le monde est émaillé de conflits, mais il semble difficile de mobiliser les ressources humaines et matérielles permettant de s’interposer et de restaurer la paix. Est-ce un problème économique ?

Jusqu’à récemment, les États faisaient la guerre. La paix était surtout définie de manière négative, par défaut, comme l’absence de conflit. Il faut attendre le XXe siècle pour que la paix devienne un objectif en soi avec la création de la Société des Nations, puis de l’ONU. Sa charte prohibe la guerre comme moyen de règlement des différends, ce qui constitue un renversement de valeur dans les relations internationales. Le Conseil de sécurité a d’ailleurs pour mission première de maintenir ou de restaurer la paix​.La paix peut être considérée comme un bien commun de l’humanité, car elle possède les deux caractéristiques économiques des biens collectifs (ou biens publics). La paix n’est pas rivale, puisque son bénéfice pour une personne ne prive pas d’autres personnes du même bénéfice. Sa consommation est même illimitée et indivisible. La paix n’est pas non plus exclusive, car il est impossible de priver quelqu’un de la paix une fois qu’elle est en place. La paix devrait donc être un objectif partagé par tous. Pour autant, le monde reste en guerre. En dépit de la fin de la guerre froide, il existe encore beaucoup de conflits entraînant chaque année la mort de nombreuses personnes [voir graphiqueci-dessous], sans compter les victimes des guerres civiles qui pourraient être stoppées.

<strong>Nombre de tués au combat dans le monde</strong>

Cela est d’autant plus paradoxal que le monde n’a jamais dépensé d’argent pour la défense, donc pour la sécurité internationale, depuis la Deuxième Guerre mondiale : 1 917 milliards de dollars en 2019, soit 249 dollars par habitant sur Terre ou 2,2 % du PIB mondial selon le SIPRI. Cet effort contribue certainement à se prémunir de la guerre, mais il ne parvient pas à produire de la paix.Cet échec collectif peut s’expliquer par un dysfonctionnement de la « fourniture de paix » au niveau mondial. À l’échelle d’un pays, l’État pallie les défaillances du marché en organisant la fourniture des biens collectifs (éducation, transports publics, etc.) parce qu’il peut utiliser l’impôt pour forcer les citoyens à financer ces biens. Le problème est qu’au niveau international, il n’y a pas d’État. Chaque pays se comporte alors comme le ferait un individu au niveau national, cherchant à bénéficier d’un bien collectif sans avoir à le payer. L’ONU a bien du mal à mobiliser les États et à éviter qu’ils ne se comportent en « passagers clandestins ».
Lancer une opération de maintien de la paix est loin d’être évident. L’ONU est aujourd’hui le plus grand producteur de paix au niveau mondial [voir tableau ci-dessous]. Ses opérations rassemblent les deux tiers des forces déployées. Cependant, son budget est trop faible et elle a du mal à réunir les ressources nécessaires.

<strong>Troupes mobilisées par les opérations de maintien de la paix</strong>

Son budget pour le maintien de la paix est de 6,5 milliards de dollars, soit à peine 0,34 % des dépenses militaires mondiales. Tous les États doivent y participer. Cependant, leur contribution varie en fonction de leur richesse et de leurs responsabilités [voir graphique ci-dessous]. Ainsi, les membres permanents du Conseil de sécurité paient 122 % de leur taux de contribution au budget général de l’ONU. Les pays industrialisés paient 100 %. À l’inverse, les pays émergents bénéficient d’une remise allant de 7,5 % à 90 % en fonction de leur PIB par habitant. On comprend pourquoi les pays riches freinent des quatre fers quand il s’agit de lancer une nouvelle opération. L’ONU doit de ce fait travailler avec un budget souvent insuffisant et négocier le budget de chaque opération individuellement, ce qui peut retarder son lancement. Cette contrainte financière explique l’action limitée de l’ONU en faveur de la paix.

<strong>Contributions budgétaires aux opérations de maintien de la paix de l'ONU</strong>

En revanche, il faut noter que certains pays pauvres participent avec enthousiasme à la génération de forces. Nous retrouvons régulièrement en tête des contributeurs l’Éthiopie, le Bangladesh, le Rwanda ou le Népal. Nous pourrions nous en réjouir, mais le faut-il ? Ces pays n’ont pas les militaires les mieux équipés, ce qui limite souvent leur déploiement et leur efficacité opérationnelle. De plus, les grands pays, eux, traînent les pieds. Hormis la Chine, la France n’est que le 29e contributeur sur 120 devant le Royaume-Uni (35e) ou l’Allemagne (37e). L’Union européenne dans son ensemble apporte seulement 7,4 % des forces de l’ONU, alors que ses membres contribuent à près de 30 % du budget de maintien de la paix [voir second graphique ci-dessous]. Que dire de la Russie, 71e avec 74 soldats, ou des États-Unis, 86es avec… 30 soldats quand leurs armées en totalisent 1,334 million !

<strong>Contributions en effectifs aux opérations de maintien de la paix de l'ON</strong>U

Là encore, l’explication est principalement économique. L’ONU rembourse 1 428 dollars par soldat et par mois à chaque pays contributeur. Ce montant est inférieur à ce que coûte un soldat dans un pays développé (la rémunération mensuelle nette moyenne en France est de 2 133 euros), mais il est largement supérieur au coût d’un soldat au Népal ou au Rwanda. De même, l’ONU rembourse le coût d’usage pour les matériels déployés, à des taux inférieurs au coût de possession des matériels les plus sophistiqués. Les pays riches n’ont donc pas intérêt à (trop) déployer leurs forces, ce qui entraîne une dépense nette pour eux. Les pays pauvres ont l’attitude opposée, car ils peuvent financer une partie de leur défense grâce au surplus budgétaire généré par leurs participations aux opérations de l’ONU.
Il faut noter que les autres organisations internationales sont confrontées aux mêmes problèmes que l’ONU. L’Union européenne ou l’Union africaine éprouvent les plus grandes difficultés pour monter une opération de maintien de la paix. Le chemin de croix pour boucler le budget du G5 Sahel en offre une bonne illustration.
Il arrive aussi que les opérations soient lancées en ordre dispersé, avec un risque de perte d’efficacité et des résultats amoindris. Lorsque la Corne de l’Afrique a connu une recrudescence de la piraterie, les opérations nationales de la Chine ou de l’Inde côtoyaient l’opération « Atalanta » de l’UE et… l’opération « Ocean Shield » de l’OTAN, à laquelle participaient des pays de l’UE aussi impliqués dans « Atalanta » ! Malgré une coordination (tardive), cette multiplication d’opérations apparaît comme une dispersion d’efforts qui répond très imparfaitement à l’attente de paix.
Pour surmonter ce déficit, certains chercheurs ont proposé de créer une armée de l’ONU permanente permettant d’être plus réactif face à des crises et au risque de massacres comme au Rwanda, en Syrie ou au Yémen. Pour la financer, il faudrait un budget de l’ordre de 50 milliards de dollars. Cela supposerait que l’ONU puisse lever ses propres impôts pour sortir de la dépendance à l’égard du bon vouloir de ses États membres. Une taxe Tobin sur les transactions financières a été notamment évoquée comme solution. Ainsi, l’impôt serait de nouveau un moyen de surmonter le dilemme des biens collectifs à l’échelle internationale… si tant est que les États laissent l’ONU acquérir une telle indépendance.

Légende de la photo ci-dessus : Casques bleus bangladais sur leur BTR-70. La génération de force autant que le financement des opérations de maintien de la paix est tout sauf simple… (© ONU)

Article paru dans la revue DSI n°148, « F-35 Block 4 : Quelles capacités ? », juillet-août 2020.
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