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SPAAG et défense aérienne : l’angle mort de la C-DRAM ?

Une des leçons les plus évidentes des opérations turques dans le nord de la Syrie et en Libye, de même que durant la guerre d’Artsakh, est que la protection antiaérienne des forces a largement fait défaut aux Syriens, aux Artsakhiotes et aux Arméniens, de même qu’aux forces du maréchal Haftar. Drones tactiques et munitions rôdeuses ont frappé avec une liberté d’action quasi totale et avec pour effet de sérieusement réduire les capacités contre lesquelles ils étaient engagés. Pour nos forces, c’est clairement un coup de semonce.

Après le 11 septembre 2001, le C‑RAM (Counter-­rockets, artillery, mortars) est devenu un enjeu de premier plan. Très rapidement, les talibans comme les insurgés irakiens ont été en mesure de tirer des roquettes et au mortier contre les bases coalisées. Mais la menace a encore évolué avec la généralisation des microdrones. Utilisés à proximité des infrastructures civiles – jusqu’au point de paralyser l’aéroport de Gatwick, entre le 19 et le 21 décembre 2018, en plus de survols de centrales nucléaires en France –, ils connaissent également une prolifération chez les acteurs irréguliers, mais aussi chez les réguliers. À partir de 2016-2017, l’État islamique a commencé à en utiliser, pour des missions d’observation, mais aussi de frappe – en octobre 2016, deux membres du CPA10 étaient ainsi blessés au cours d’une attaque (1). En 2014, en Ukraine, les microdrones deviennent, avec la guerre électronique, une composante centrale du « complexe reconnaissance-frappe » russe. Utilisés massivement pour repérer l’artillerie de Kiev rendue sourde, aveugle et muette par la guerre électronique, ils permettent de raccourcir les boucles de ciblage de l’artillerie russe, permettant d’infliger des dommages considérables aux forces ukrainiennes (2). Les opérations turques et azerbaïdjanaises complètent le tableau.
Le constat est clair : en plus des menaces aériennes classiques – avions et hélicoptères –, les capacités en drones se renforcent et se doublent de munitions rôdeuses. Dans le même temps, les artilleries nationales évoluent : outre qu’elles sont « rentabilisées » par les drones, leur volume, leur précision et leur distance d’engagement tendent à s’accroître. La menace provenant de la troisième dimension se diversifie et s’intensifie donc, d’autant plus qu’elle s’épaissit pour deux raisons. D’une part, l’évolution des optroniques des drones et munitions rôdeuses rend ainsi possibles, de plus en plus souvent, des actions de nuit, réduisant ainsi un avantage comparatif majeur des forces occidentales. D’autre part, ces systèmes sont utilisables en masse – comme l’atteste l’attaque de la base russe de Hmeimim en 2018 – d’autant plus que plusieurs acteurs étatiques travaillent sur des opérations en essaims qui faciliteront la mise en œuvre coordonnée d’un grand nombre de drones et de munitions rôdeuses. Il ne s’agira donc plus de lutter ponctuellement contre un système adverse, mais bien contre une multitude de systèmes, de divers types.
En retour, ces évolutions posent la question de la lutte contre des catégories de systèmes aux caractéristiques de vitesse, d’altitude, de portée et d’acquisition de cible très différentes. Pour ne rien simplifier, la question est d’autant plus saillante que bon nombre d’États européens ont réduit leur couverture antiaérienne ces dernières années. Historiquement, la défense aérienne s’étageait suivant des critères de courte/très courte, moyenne et longue portée, mais avec pour point de référence – parce qu’elles avaient été mises en place durant la guerre froide – des avions et des hélicoptères offrant des signatures radar et infrarouge autrement plus importantes que celles des drones. Or, outre que cette architecture de guerre froide n’est pas des plus adaptées à la menace actuelle, elle s’est également réduite. L’armée de Terre a ainsi abandonné ses canons et ne dispose plus que de Mistral. L’Allemagne et les Pays-Bas ont délaissé leurs SPAAG (Self-­propelled anti-air gun) pour des Stinger installés sur divers véhicules et des Patriot à longue portée – et, pour les Pays-Bas, de NASAMS à moyenne portée, Berlin attendant le LFK NG (Lenkflugkörper Neue Generation) à moyenne portée. L’Espagne et l’Italie sont relativement épargnées, mais la Belgique avait abandonné en 2016 toute capacité… avant de décider cette année d’y revenir.
L’Europe se réarme cependant : ces dernières années, plusieurs pays recomplètent leur défense aérienne, mais les achats hongrois, lituaniens, tchèques, britanniques ou finlandais (NASAMS, Spyder pour Prague et Land Ceptor pour Londres) et les compétitions néerlandaise, danoise et polonaise sont d’abord motivées par la menace russe et portent sur des systèmes de moyenne ou de longue portée. À plus longue portée, un programme comme le MEADS (Medium extended air defense system) germano-­italo-­américain peine à se concrétiser : destiné à remplacer les Patriot par un système combinant le missile Patriot PAC‑3 avec un radar et un système de commandement neufs, il n’est toujours pas en service… Du reste, l’expérience saoudienne montre que le système de combat du Patriot est loin d’être la panacée : en septembre 2019, les attaques sur des installations pétrolières saoudiennes par des drones à long rayon d’action ont été conduites à revers des radars, qui ne les ont pas détectées.
De plus, l’engagement de drones ou d’artillerie par des engins à moyenne et longue portée apparaît aussi coûteux que peu approprié, en particulier contre les essaims. Aucune solution miracle ne semble se dégager : il faut à la fois détecter et puis engager de manière cinétique ou non cinétique. En la matière, des options partiellement intégrées commencent à apparaître. L’US Army a ainsi accordé à GDELS et Leonardo un contrat qui pourra se monter à 1,2 milliard de dollars pour l’Initial maneuver – short-range air defense (IM‑SHORAD). Ce système est installé sur un 8 × 8 Stryker et renvoie aux pléthores de propositions apparues à la fin des années 1980 et au début des années 1990 pour des systèmes combinant différents types de munitions. En l’occurrence, le véhicule est doté d’une tourelle rotative à 360°. Elle combine quatre antennes du radar hémisphérique MHR (Multi-mission hemispheric radar), un organe optronique de visée MX‑GCS, un système IFF, un canon XM‑914 de 30 mm, une mitrailleuse de 7,62 mm, le lanceur quadruple pour missiles Stinger que l’on retrouve sur l’Avenger et deux missiles Hellfire. L’engin devrait entrer en service en 2025.
Avec l’IM‑SHORAD, la défense contre les drones n’est considérée que partiellement et uniquement sous l’angle cinétique. Mais, incidemment, le système laisse augurer un retour de l’artillerie antiaérienne classique – certes combinée avec des missiles – alors que les SPAAG ont largement été abandonnés en Europe (3). L’Allemagne conserve une petite centaine de Gepard en réserve, la Roumanie ayant acheté d’occasion 36 exemplaires du véhicule à Berlin. La Finlande conserve des Marksman. Des systèmes plus anciens et statiques ou semi-­mobiles peuvent ponctuellement rester en service, comme la famille des canons de 35 mm GDF, éventuellement couplés au système Skyguard (Suisse, Grèce, Espagne, Italie). Mais ils ne sont pas conçus pour assurer la protection d’une force en mouvement. On note également que les questionnements C‑RAM ont amené, dans les années 2000, à un début de retour en grâce du canon – qui ne s’est pas concrétisé. En Allemagne, Rheinmetall a proposé le MANTIS (Modular, automatic and network capable targeting and interception system), une adaptation terrestre du 35 mm Millenium utilisé comme CIWS sur les navires de combat. Pour l’heure, seuls quatre systèmes ont été achetés par la Luftwaffe, le premier étant en service depuis 2011. Chacun comprend deux unités capteurs, une unité de commandement pouvant fonctionner automatiquement et six canons. Là aussi, le système est statique… et coûteux (4).
Leonardo avait également proposé deux solutions en 2012. D’une part, le Draco, une adaptation sur châssis 8 × 8 Centauro du canon naval Oto Melara Super Rapid de 76 mm et d’un radar (5). D’autre part, le Porcupine, fondé sur l’utilisation du canon hexatube M‑61 Vulcan, en 20 mm, couplé à un système de poursuite IR stabilisé. Dans un scénario idéal, le système comprendrait trois ou quatre plates-­formes, un radar 3D conteneurisé et un poste de commandement. Mais, dans les deux cas, aucune commande ne s’est concrétisée. Face aux attaques dont ils ont été l’objet en Irak, les Américains ont travaillé sur l’adaptation d’un système naval Phalanx de défense rapprochée sur une remorque dotée d’un générateur électrique, couplé à un radar de contre-­batterie. Le Centurion possède un canon hexatube tirant 75 projectiles par seconde, la probabilité d’interception d’un obus de mortier étant de 80 %, selon les militaires américains. Le Centurion utilise par ailleurs la version Block 1B du Phalanx, équipée de systèmes électro-­optiques, en plus du radar propre au système et permettant la détection et l’alignement automatique du canon sur l’axe d’arrivée des projectiles adverses. Si 43 systèmes ont été commandés par l’US Army, ils ne semblent plus utilisés – il est vrai que se posait la délicate question de la chute des coups en zone urbaine…
Reste également le cas français. L’adaptation du 40 mm CTA (6) dans une tourelle dotée d’organes de visée gyrostabilisés et installée sur un camion 6 × 6 a donné naissance au Thales/Nexter RapidFire. Il permet de tirer différents types de munitions télescopiques (dont la nouvelle A3B, antiaérienne), avec une cadence atteignant 200 coups/min jusqu’à 4 000 m. Mais là aussi, le SPAAG RapidFire n’a pas encore été commandé et si, in fine, plusieurs types de systèmes existent en Europe… ils n’ont paradoxalement pas trouvé preneur. S’y ajoutent les évolutions dans les domaines des missiles antiaériens tirés à l’épaule. Le Stinger a été optimisé pour une utilisation contre les drones par l’installation d’une fusée de proximité – avec une efficacité prouvée sur un engin de la taille du RQ‑11 Raven. Le Mistral 3 dispose quant à lui d’un imageur infrarouge et d’une capacité de traitement de l’image qui lui permet de cibler des engins à faible signature thermique – et donc typiquement, les drones. Il est déjà opérationnel dans l’armée de Terre.
Mais cette approche classique ne suffira sans doute pas face aux essaims futurs, ce qui soulève deux nouvelles questions. La première est celle de l’armement à énergie dirigée – les lasers. Plusieurs systèmes sont en cours de développement, en Europe comme aux États-Unis, mais les États tardent à sauter le pas en termes d’achat (7). La deuxième concerne la guerre électronique, avec tout le spectre des mesures permettant de couper les liaisons entre un drone et son opérateur. Là aussi et au-delà de systèmes médiatisés comme les fusils anti-­drones, les contrats tardent à se concrétiser et la communication autour des travaux se fait rare. Mais, en l’occurrence, on peut gager que ce n’est pas tant par désintérêt que par souci de discrétion…

Notes

(1) Voir Joseph Henrotin, « Techno-guérilla et technologies nivelantes en stratégie aérienne », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 64, février-mars 2019.
(2) Voir Joseph Henrotin, « Guerre en Ukraine : le rôle de l’artillerie », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 72, juin-juillet 2020.
(3) On note cependant que ce n’est pas le cas en Russie, en Chine, au Japon ou encore en Corée du Sud.
(4) Chaque canon a une cadence de 1 000 coups/min. Particularité des munitions tirées, elles s’ouvrent à proximité de la cible, projetant 152 billes de tungstène devant déchiqueter l’engin assaillant. Le système se montre toutefois coûteux – 55 millions d’euros par batterie, auxquels il a fallu ajouter 13,4 millions pour les munitions.
(5) Pour une analyse en détail, voir Emmanuel Vivenot, « Le Draco : option C-RAM ? », Défense & Sécurité Internationale, hors-série n67, février 2011.
(6) Voir Stéphane Ferrard, « Le canon automatique de 40 mm CTAI », Défense & Sécurité Internationale, no 98, décembre 2013.
(7) Emmanuel Vivenot, « Quelles solutions contre les drones ? », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 72, juin-juillet 2020 ; Yannick Smaldore, « Le laser, meilleure option C-RAM ? », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 69, décembre 2019-janvier 2020.

Légende de la photo en première page : Un Gepard allemand. Le système combine un radar en bande S et un autre en bande Ku, tous deux d’une portée de 15 km, avec deux canons Oerlikon de 35 mm, chacun approvisionné par 340 coups. (© Bundeswehr)

Article paru dans la revue DSI hors-série n°75, « Numéro spécial : Technologies militaires 2021 », décembre 2020-janvier 2021 .
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