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Artillerie : l’intelligence artificielle, étendard de la diversification des fonctions

L’artillerie à longue portée est une priorité dans bon nombre de pays : dans les logiques contre-A2/AD (Anti access/area denial), elle pourrait jouer un rôle central, ouvrant la voie aux appareils de combat (1). Si cette artillerie va sans doute s’étoffer dans les prochaines années avec la diffusion de munitions rôdeuses à la suite des retours d’expérience de la guerre d’Artsakh (2), elle pourrait également connaître une diversification d’emploi.

Cette diversification est double. D’une part, l’expérience russe montre que l’artillerie n’est plus nécessairement une arme d’appui au sens strict du terme, mais une arme de « quasi-mêlée ». Sa combinaison avec la guerre électronique (afin de paralyser un adversaire) et des microdrones (pour le repérer) laisse ainsi augurer un rôle central non plus dans la « formation » du terrain, mais bien dans l’élimination précise des capacités adverses (3). D’autre part, certaines applications sont étonnantes et révèlent des possibilités en rupture totale avec celles historiquement pratiquées. C’est ce qui s’est produit en septembre 2020 au centre d’essais américain de White Sands, lorsqu’un obusier de 155 mm sur châssis M‑110 a détruit… un missile de croisière en vol.

HVP et MDO

Comme dans le cas russe en Ukraine, le tube d’artillerie importe moins dans cette prouesse que ses enablers et le cadre dans lequel il s’intègre. Évidemment, il y a une partie cinétique. La munition utilisée est un Hypervelocity projectile (HVP). Elle a initialement été développée pour être tirée depuis les railguns. Sous-calibrée, éventuellement guidée, avec une structure réduisant sa traînée, elle détruit ses cibles par l’énergie cinétique et ne comprend pas de charge explosive, ce qui la rend plus légère. Concrètement, ces caractéristiques lui confèrent une vitesse initiale en sortie de bouche supérieure à 2 000 m/s et une portée qui dépasse les 80 km, ce qui constitue en soi une petite révolution : la portée est pratiquement doublée (voir encadré page suivante) !

Mais le véritable enabler de l’essai réalisé en septembre est autre. Celui-ci a été mené par l’US Air Force pour son programme ABMS (Advanced battle management system), développé dans le cadre des conceptions de Multidomain operations (MDO) (4). L’ABMS repose sur deux piliers :

• le premier est la connexion de capteurs n’ayant a priori rien à voir entre eux, ce qui permet d’aboutir à la mise en place d’un réseau maillé. On peut ainsi imaginer des radars appartenant à différents services ou alliés, des capteurs embarqués dans des drones ou des appareils de combat, etc. Cette logique n’est pas propre à la force aérienne américaine : il s’agit de pouvoir coupler les capteurs de l’ensemble des services de manière à permettre à chacun des effecteurs de traiter une cible. Un tir de l’artillerie de l’US Army pourrait ainsi être déclenché sur la base d’informations recueillies par un E‑2C de la marine… y compris française ;

• le deuxième pilier est le recours à l’intelligence artificielle afin d’utiliser efficacement le réseau de collecte d’informations. Il s’agit ainsi d’abord de trouver les informations pertinentes dans la masse de données produites par le système. Ensuite, il s’agit de les trier et de les analyser suffisamment rapidement pour qu’elles soient effectivement utiles. De facto, par définition, un missile ou une unité est susceptible de changer de position : produire de l’information pertinente pour un ciblage implique donc non seulement de travailler – et de diffuser ! – en temps réel, mais aussi d’utiliser les capacités de calcul pour anticiper la trajectoire de la cible, en l’occurrence du missile de croisière.

Ce que démontre avant tout l’essai de septembre n’est pas tant la capacité d’un obusier à abattre un missile de croisière – même si le résultat est remarquable – que l’étendue des promesses des MDO et de la mise en réseau des capteurs. L’idée même n’est pas nouvelle : avant même que l’on parle de « third offset strategy », les logiques de mise en réseau étaient déjà au cœur de la deuxième, lancée en 1977. De même, une bonne partie des discours autour de la Revolution in military affairs des années 1990 voyaient le partage de l’information comme le principal enabler des années à venir… c’est-à‑dire d’aujourd’hui. Reste qu’à l’époque la concrétisation des espoirs technologiques était hors de portée, en termes de mise en réseau ou de tri de l’information par IA interposée. Ce n’est manifestement plus le cas.

Le SLRC : tirer à 1 600 km

Au-delà de l’infrastructure d’enablers permettant d’obtenir de tels résultats, les gains de portée reposeront aussi sur de nouvelles catégories de matériels, outre les munitions telles que les HVP. Pratiquement, l’US Army travaille toujours au développement du Strategic long range cannon (SLRC), un programme qui semble avoir été lancé en 2018 et sur lequel elle laisse filtrer très peu de détails. L’objectif assigné au programme est démentiel : il ne s’agit de rien de moins qu’offrir une portée supérieure à 1 600 km ! Pratiquement, les premières photos de maquettes dévoilées au cours d’une présentation de l’Army research laboratory ont fuité sur les réseaux sociaux en février 2020. Le canon serait tracté par un camion lourd M‑1070, le canon lui-­même étant installé sur un affût qui semble devoir être déposé au sol avant le tir. La configuration générale du système serait ainsi semblable à celle du canon de 280 mm M‑65 utilisé pour des tirs nucléaires entre 1957 et 1962. On peut donc considérer l’engin comme semi-­mobile plutôt que mobile stricto sensu.

Si le canon paraît long au regard de la vue présentée, il semble également avoir un calibre relativement important. Du reste, rien n’indique que la configuration générale du système sera celle représentée. On sait en revanche que l’arme sera servie par huit personnes et qu’une batterie comprendra quatre canons. En tout état de cause, le défi est énorme. Quel que soit le type de munitions utilisé – y compris des obus dotés de ramjets (5) –, les pressions s’exerçant dans le fût du canon seront considérables. Les questions des matériaux et de la durée de vie du tube seront donc centrales pour la viabilité du concept. Les expériences historiques avec des canons ultralourds ne se sont de facto avérées guère probantes, que ce soit en termes de durabilité des armes ou de cadences de tir, très faibles (6). A priori, un premier essai aurait lieu en 2023, sachant que la programmation américaine en matière de feux à longue portée inclut également d’autres systèmes, à commencer par les missiles hypersoniques, mais aussi l’allongement des tubes traditionnels. Le 6 mars 2020 ont été menés les premiers essais l’ERCA (Extended range cannon artillery). Avec un tube de 155 mm/58 Cal. installé sur un châssis M‑109, il a été capable de frapper à 65 km, d’abord avec un obus guidé Excalibur, ensuite avec un XM‑1113 combiné à un nouveau type de charge propulsive. En l’occurrence, les premiers obusiers dotés de tubes ERCA devraient entrer en service dès 2023.

<strong>Les HVP</strong>
Initialement conçus pour être tirés depuis les canons électromagnétiques, les HVP peuvent aussi l’être depuis des tubes d’artillerie courants : ils sont alors propulsés par des gargousses classiques. Guidés ou non, ils sont positionnés dans des sabots qui s’adaptent au calibre du tube, ce qui permet d’utiliser des tubes de 127 mm et de 155 mm. Cette adaptation intéresse directement la marine américaine. En effet, le programme des obus LRLAP devant être tirés depuis les canons de 155 mm AGS (Advanced gun system) a été annulé en raison de son coût – soit environ 800 000 dollars pièce. Or le coût d’un HVP guidé est au maximum de 100 000 dollars, et bien moins pour la version non guidée. Ce qui est valable pour des frappes terrestres ou antinavires vaut également pour des applications antiaériennes/antimissiles : un ESSM coûte près de deux millions de dollars…

Autre avantage : la faible masse du HVP (12,7 kg – 18,14 kg avec le sabot –, dont 6,89 kg de charge utile) et sa configuration permettent d’allonger considérablement la portée des tirs. C’était déjà le cas pour un canon électromagnétique, avec une portée supérieure à 185 km – et donc guère éloignée de celle d’un missile antinavire –, mais ce l’est aussi pour des canons conventionnels. Un tube terrestre de 155 mm peut ainsi frapper à 80 km, avec une cadence identique à celle des obus classiques – soit de l’ordre 6 coups/min, et ce, a priori sans modification de l’obusier. Les tubes AGS montés sur les destroyers de la classe Zumwalt permettraient quant à eux d’atteindre 130 km, avec une cadence de 10 coups/min. La munition peut également être tirée par les canons navals de 127 mm. Pour un Mk45 Mod.4, au tube plus long, la portée dépasse 90 km – contre 36 km avec une munition classique –, et ce tout en conservant une cadence de 20 coups/min.

Notes

(1) Voir Jean-Jacques Mercier, « Le retour de l’artillerie stratégique ? », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 69, décembre 2019-janvier 2020.

(2) Voir les différents articles que nous leur consacrons dans ce numéro et dans Défense & Sécurité Internationale no 150.

(3) Voir Joseph Henrotin, « Guerre en Ukraine, le rôle de l’artillerie », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 72, juin-juillet 2020.

(4) Sur les MDO : Louis Pena, « Le MDC2 : l’opportunité de rénover notre C2 », Défense & Sécurité Internationale, no 147, mai-juin 2020 ; David Pappalardo, « Apporter de la tangibilité au concept du combat multidomaine. To buzz or not to buzz ?  », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 70, février-mars 2020 ; Patrick Bouhet, « Le multidomaine : fondements et hypothèses », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 67, août-septembre 2019 ; David G. Perkins, « Le combat multidomaine : l’avènement de la guerre du XXIe siècle », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 60, juin-juillet 2018.

(5) Voir Jean-Jacques Mercier, « Aller loin sans perdre en masse : l’artillerie du XXIe siècle », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 69, décembre 2019-janvier 2020.

(6) Jean-Jacques Mercier, « Le retour de l’artillerie stratégique ? », op. cit.

Légende de la photo ci-dessus : Tir au 155 mm AGS. L’usage de projectiles hypervéloces devrait permettre aux destroyers de la marine – mais aussi aux obusiers terrestres – de gagner en portée. (© US Navy)

Article paru dans la revue DSI hors-série n°75, « Numéro spécial : Technologies militaires 2021  », décembre 2020-janvier 2021 .
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