Les tensions entre la Turquie et la Grèce rythment l’actualité géopolitique depuis l’été 2020. Si certains aspects de ces tensions font penser à un retour aux crispations des années 1990, la découverte de gaz en Méditerranée orientale et l’Union européenne (UE) changent la donne. Décryptage du passé conflictuel de ces deux États liés par l’histoire.
La déliquescence de l’Empire ottoman depuis le XIXe siècle a petit à petit mis fin à la vie commune des populations qui sont devenues, au prisme des révolutions nationales, les Grecs et les Turcs. L’indépendance de la Grèce (1821) marque le début de ce processus, parachevé par la fondation de la République de Turquie et le traité de Lausanne (1923), qui entérine le départ de 1,3 million de Grecs orthodoxes et de 500 000 musulmans de leur foyer. De nos jours, des liens demeurent. Les minorités qui persistent de part et d’autre de la frontière, le patrimoine gastronomique commun, les centaines de Turcs qui achètent des propriétés grecques chaque année, les téléspectateurs grecs qui suivent les séries télévisées turques…, tout cela participe au maintien d’une certaine proximité. En Anatolie, l’héritage grec n’a pas bougé ; le patrimoine antique est l’un des piliers de l’industrie touristique turque, tout comme les vestiges byzantins.
Différends historiques
Mais ces liens ne sont pas suffisants pour empêcher les tensions de rythmer les relations des deux pays tout au long du XXe siècle, plantant les germes de la crise actuelle. L’un des principaux nœuds gordiens se situe à Chypre, ancienne colonie britannique (1878-1960). L’union à la Grèce est longtemps demeurée un objectif national pour la majorité orthodoxe de rite grec et Athènes, mais fortement rejeté par la minorité musulmane et Ankara. En 1974, après deux décennies d’une guerre civile larvée, des militaires soutenus par le régime des colonels (1967-1974) décrètent l’unification à la Grèce. La Turquie envahit alors le nord de l’île, y appuie la fondation d’une entité politique qu’elle est la seule à reconnaître et impose un échange de populations.
En 1996, c’est la question du partage des eaux territoriales qui menace de mener au conflit armé autour de l’îlot d’Imia (Kardak pour les Turcs). Les frontières maritimes entre les deux pays sont difficiles à appliquer du fait de la densité de l’archipel grec, et le potentiel alors hypothétique de ressources en hydrocarbures dans les fonds marins attise les convoitises. Athènes et Ankara entament pourtant un rapprochement inédit à l’été 1999, après l’émotion causée par une série de séismes. La Grèce soutient même la candidature de la Turquie à l’UE. Mais le processus d’adhésion s’enlise et, à partir du coup d’État manqué de juillet 2016, Ankara abandonne progressivement sa politique de rapprochement avec l’UE. Le conflit chypriote stagne lui aussi après les échecs de deux tentatives de réconciliation en 2004 et en 2017. En 2018, plus rien n’empêche la Turquie d’envoyer des bateaux d’exploration gazière dans les eaux réclamées par les deux parties de l’île, puis, à l’été 2020, d’étendre ses recherches aux eaux territoriales revendiquées par la Grèce, autour de Kastellorizo.
Tensions turco-européennes
Une crise familière donc, mais dans un environnement géostratégique qui a évolué entre-temps. Alors que les rivalités gréco-turques étaient principalement confinées à un duel entre les deux membres de l’OTAN, la Grèce et Chypre ont progressivement noué une alliance avec l’Égypte et Israël, qui ont des relations tendues avec la Turquie. D’abord tournée autour du projet du pipeline EastMed, cette alliance s’est renforcée sur des questions de défense. Le dernier acte en date est l’exercice militaire conjoint « Medusa 10 », qui a pris fin le 6 décembre 2020. Pour la première fois, les Émirats arabes unis et la France, à couteaux tirés avec la Turquie sur plusieurs dossiers, y ont participé.
L’UE a plus de mal à trouver sa place, doutant sur le fait d’adopter des sanctions pour pousser la Turquie à une position moins agressive. Mais la marge de manœuvre est réduite par les intérêts divergents des Vingt-Sept et surtout à cause de l’accord migratoire, que l’UE veut préserver, quitte à renoncer à imposer des sanctions sur le dossier des hydrocarbures. La Turquie n’hésite pas à agiter la menace d’une ouverture des frontières. Avant le confinement du printemps 2020 pour endiguer l’épidémie de Covid-19, elle avait convoyé des milliers de demandeurs d’asile à la frontière grecque, dans un contexte où la Grèce doit gérer le mécontentement croissant des populations locales face aux flux migratoires. Paradoxalement, parmi les arrivants, il y a aussi des Turcs fuyant les purges contre les sympathisants des mouvements kurde et güleniste.
Carthographie de Laura Margueritte.