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Les filières multiples du trafic des armes légères

Si les médias et l’industrie du film sont friands d’affaires internationales, impliquant des marchands d’armes sans scrupules qui organisent des transferts de surplus d’armements de l’hémisphère nord vers des zones de conflit, la réalité est bien plus complexe.

Le commerce illicite des armes légères et de petit calibre (ci-après, « armes légères ») se produit dans toutes les régions du monde, mais tend à se concentrer dans les zones touchées par les conflits armés, la violence et le crime organisé, où la demande en armes illicites est la plus importante. Les filières du trafic d’armes légères sont nombreuses et multiples. Elles revêtent souvent une complexité et des dimensions régionales et locales qui peuvent aller à l’encontre des perceptions répandues selon lesquelles il s’agirait d’un marché essentiellement orchestré au niveau international. Une multitude de sources régionales et locales d’armements vient en effet souvent compléter de façon significative les arsenaux qui sont procurés via les réseaux internationaux. Si les transferts internationaux font indéniablement partie de la problématique de l’armement des conflits actuels du Moyen-Orient et en Afrique du Nord, le détournement des stocks nationaux et les trafics régionaux sont tout aussi préoccupants. Les réseaux criminels recyclent les armes disséminées lors des conflits du passé, alimentant le crime organisé, le terrorisme, et déstabilisant les États sur le long terme.

Le Small Arms Survey* définit les armes légères illicites comme des armes qui sont produites, transférées, détenues ou utilisées en violation du droit national ou international (1). Cette définition met l’accent sur le fait que les flux d’armes illicites sont variés et multiples. Cet article propose une typologie des principales filières du trafic illicite des armes légères, qui peuvent être regroupées en deux grandes catégories : le détournement des armes légales vers les sphères illicites, et les sources d’armements déjà illicites. Ces filières comportent des dimensions internationales, régionales et locales, illustrant la complexité du trafic des armes.

Les détournements

La plupart des armes légères illicites sont des armes produites légalement qui sont détournées à un moment ou un autre de leur cycle de vie vers des utilisateurs non autorisés. Trois modèles principaux de détournements sont présentés ci-dessous : le détournement des transferts, le détournement des stocks nationaux, et le détournement des armes détenues par les acteurs civils.

Le détournement des transferts licites

Un transfert d’armes est détourné lorsque des armes sont perdues, volées ou délibérément re-transférées à un destinataire qui n’est pas officiellement autorisé à les recevoir, ou si l’utilisateur final en fait un usage non autorisé. Les détournements des transferts d’armes peuvent avoir lieu aux différents stades de la chaîne des transferts, que ce soit dans le pays d’origine, lors du transport vers l’utilisateur final, en transit, au point de livraison, voire après la livraison.

Les opérations de détournement de transferts sont souvent planifiées à l’avance, et impliquent typiquement des navires et des aéronefs immatriculés sous pavillon de complaisance dans un État autre que celui de leurs propriétaires. Cela permet de réduire les frais de transport et d’éviter les réglementations du pays du propriétaire. Ces transferts ont également tendance à être facilités par des sociétés fictives offshore qui changent souvent de nom et de pays d’enregistrement. Une autre caractéristique clé du détournement de transfert est l’utilisation de documents de transfert falsifiés – tels que des certificats d’utilisateur final, et des plans de vol – qui aident à dissimuler les itinéraires réels du chargement et les acteurs impliqués.

Les détournements de transferts ont été notamment mis en lumière pendant les années 1990 et le début des années 2000. Durant cette période, ils ont permis d’alimenter de nombreux conflits sur le continent africain avec des armements provenant de l’ex-Union soviétique, et ce, malgré l’imposition par les Nations Unies de pas moins de quatorze embargos sur les armes (2). Plus récemment, le panel d’experts onusien chargé de surveiller la mise en œuvre de l’embargo sur la Libye a documenté plusieurs détournements de transferts vers ce pays. En 2011, par exemple, un courtier albanais et une société ukrainienne ont organisé le transfert de 800 000 cartouches de calibre 12.7 x 108 mm de l’Albanie vers la Libye. Les Émirats arabes unis avaient signé le certificat d’utilisation finale spécifiant que les munitions ne seraient pas re-transférées, ainsi qu’une déclaration attestant qu’elles leur avaient bien été livrées. Le Panel a pourtant pu établir qu’un transporteur arménien a acheminé les munitions directement depuis l’Albanie vers Benghazi, en Libye, en trois cargaisons aériennes livrées les 10, 11 et 12 septembre 2011. Ce cas démontre que les détournements de transferts internationaux restent d’actualité, et qu’ils peuvent concerner du matériel vieux de plusieurs décennies. En effet, ces munitions avaient été produites entre le début des années 1960 et la fin des années 1970 (3).

Le détournement des stocks nationaux

Les armes et les munitions sont aussi détournées des stocks des forces de défense et de sécurité des États. Un contrôle insuffisant et de mauvaises mesures de sécurité peuvent en effet engendrer la perte de certaines de ces armes, ou leur vol par des membres du personnel ou des acteurs extérieurs. Les points de détournement possibles sont nombreux et peuvent inclure des sites de stockage, les convois transportant le matériel, ou le personnel de sécurité qui est déployé avec ces armes. Le détournement peut affecter toutes les forces nationales et de sécurité, y compris celles qui opèrent à l’étranger dans le cadre des opérations de paix.

Le volume d’équipement détourné peut varier considérablement. Au bas de l’échelle se trouve le vol de petites quantités d’armes et de munitions par des individus ou des petits groupes et à des fins principalement marchandes. Ce type de détournement est généralement lié au commerce illicite local plutôt qu’aux transferts régionaux ou internationaux. Les détournements de stocks nationaux peuvent toutefois aussi concerner des centaines de tonnes d’armement. La faiblesse des structures étatiques, le manque de garde-fous au sein des administrations, et les manquements des réglementations du stockage et des transferts d’armes peuvent en effet permettre à des individus haut placés d’organiser de tels détournements.

Dans beaucoup de conflits, le détournement des stocks nationaux représente la source principale en armements pour les groupes insurgés. C’est le cas au Mali depuis 2012, où les armes dérobées des stocks nationaux figurent en plus grand nombre que celles trafiquées de Libye parmi les caches saisies auprès des groupes armés opérant dans le Nord du pays (4). Dans d’autres cas, tels que l’Irak en 2003 et la Libye en 2011, les conflits armés ont causé l’effondrement des institutions étatiques et conduit au pillage généralisé d’une grande partie des stocks nationaux. Ces derniers vont ensuite alimenter les trafics illicites tant nationaux que régionaux pendant de nombreuses années.

Le détournement des armes détenues par les acteurs civils

Un large éventail d’acteurs non étatiques peuvent, selon les contextes, détenir légalement des armes à feu. Ils incluent les fabricants, les grossistes, les armureries, les sociétés de gardiennage et les particuliers. Ces armes aussi sont susceptibles d’être volées, perdues, données ou revendues illicitement. Les cambriolages et les vols de voitures de particuliers contribuent généralement aux vols de petites quantités d’armes mal sécurisées. Des réseaux criminels ciblent parfois les stocks plus importants des armureries et les entrepôts des grossistes. Au fil du temps, ces détournements peuvent contribuer à alimenter les réseaux illicites de manière significative. En France, par exemple, plus de 10 000 armes ont été déclarées volées pendant la seule année 2015, soit plus que le total des armes saisies par les forces de police, de gendarmerie et douanières durant la même période.

À noter que bien que la grande majorité des détenteurs et utilisateurs d’armes légères à travers le monde soient des hommes, les femmes jouent également un rôle dans le détournement des stocks civils (5). Aux États-Unis, par exemple, les membres de gangs dont le passé judiciaire interdit d’acquérir légalement des armes à feu demandent souvent à leurs épouses, partenaires ou proches de sexe féminin de s’en procurer pour eux. Par conséquent, des initiatives de prévention de la criminalité ont été mises en place pour sensibiliser les femmes sur les risques encourus et l’illégalité de cette pratique, connue sous le nom de « straw purchasing » en anglais.

Les sources illicites

Alors que la plupart des armes légères et de petit calibre sont produites légalement, il existe des exceptions notables à la règle. Les armes fabriquées illégalement par des artisans et forgerons, ainsi que la modification de pistolets d’alarme et d’armes neutralisées pour les transformer en armes létales constituent des moyens de produire illicitement des armes légères. Par ailleurs, la recirculation des stocks existants d’armes illicites est régulièrement constatée tant dans les zones de conflits que dans les affaires criminelles.

La production « artisanale »

La production artisanale d’armes légères se réfère principalement à des armes et munitions fabriquées en grande partie à la main et en quantités relativement faibles. Souvent, ce matériel est produit hors du contrôle des États. La pratique est répandue dans de nombreux pays d’Afrique de l’Ouest, par exemple, où les forgerons produisent notamment des pistolets et des fusils de chasse. Certains groupes armés ont eu recours à la production – parfois quasi-industrielle – d’une panoplie impressionnante d’armes légères et de petit calibre pour renforcer leurs arsenaux. Les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), par exemple, ont produit des copies de pistolets semi-automatiques italiens et de mitraillettes américaines. L’Armée républicaine irlandaise (IRA) a produit différents types de mortiers, tandis que le Front de libération islamique Moro aux Philippines a fabriqué des RPG (lance-roquettes individuels) et des lance-grenades (6).

À propos de l'auteur

Nicolas Florquin

Coordonnateur de recherches au Small Arms Survey à Genève (prolifération d’armes et de munitions en Afrique du Nord et au Sahel, marchés illicites d’armes), ancien expert des Nations Unies sur le Libéria et ancien chargé de programme de l’Appel de Genève.

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