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Réformer le renseignement : « L’ambition dont on n’a pas les talents est un crime »

La séquence ouverte au mois de mars 2012 par Mohamed Merah, auteur d’une série de trois attentats à Toulouse et à Montauban, révéla les insuffisances structurelles et conceptuelles de la communauté française du renseignement face à une menace djihadiste dont les évolutions n’avaient pas été perçues ou, pire, ignorées. Signalées dès 2013 par les députés Jean-­Jacques Urvoas et Stéphane Verchère dans un fameux rapport parlementaire (1), ces failles commencèrent à être comblées en 2014 par la création du Service central du renseignement territorial (SCRT), issu de l’éphémère Sous-direction de l’information générale (SDIG) apparue en 2008 après la dissolution des Renseignements généraux (RG).

L’effort de structuration et de renforcement capacitaire de la communauté du renseignement n’avait rien d’inédit. Les services français, sous leur apparence rigide, n’avaient cessé depuis la disparition du bloc soviétique de procéder à des réformes afin de s’adapter aux menaces émergentes. Les insuffisances observées en 1990 et 1991, à l’occasion de l’invasion du Koweït par l’Irak puis de la deuxième guerre du Golfe, avaient conduit à la création de la Direction du renseignement militaire (DRM). Ce nouveau service, qui reprenait notamment à son compte des missions jusque-là dévolues à la DGSE, fut placé sous l’autorité du chef d’état-major des armées. À la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), de même, la Direction du renseignement, placée en son cœur, entama à partir de 2000 une série de réformes organisationnelles ambitieuses plus ou moins réussies, tandis qu’en 2008 la fusion de la Direction de la surveillance du territoire (DST) et des RG dans une nouvelle direction centrale, la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), produisit les effets que l’on sait.

Réformer ou réparer, parfois provoquer de véritables révolutions culturelles, n’a donc rien d’impossible. Fin 2015, pourtant, alors que la France était confrontée à une terrible campagne d’attentats djihadistes, les autorités refusèrent tout changement, tout ajustement. À la tête de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), qui avait succédé à la DCRI, Patrick Calvar aurait pourtant alors proposé au ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, une ambitieuse mise à plat de son service afin de le (re)mettre en ordre de bataille. Las, cette proposition, inspirée du travail mené par le Security Service britannique après les attentats du mois de juillet 2005, fut rejetée. La ligne, au moins officielle, adoptée au lendemain du 13 novembre 2015 consista à blâmer les partenaires européens, à dénoncer les critiques (2) et à mettre en avant, sans que le lien logique soit bien clair, les effectifs policiers déployés sur le territoire.

Réformer ?

Aux États-Unis, les attentats du 11 septembre produisirent un effet inverse. Le double échec du FBI et de la CIA fit naître le besoin de créer une structure, différente du Conseil de sécurité nationale, chargée de coordonner l’action d’un grand nombre d’agences intérieures (3) et de produire des évaluations des différentes menaces pesant sur le territoire américain. Le Département de la sécurité intérieure (DHS), dont la création fut annoncée en 2002, vit concrètement le jour en 2003 et vint s’ajouter à l’ensemble, déjà particulièrement riche et complexe, de la communauté états-unienne du renseignement (4).

Dix ans plus tard, un rapport du Sénat étrilla le bilan de ce nouveau mastodonte administratif, dont les fusion centers furent accusés de produire des foutaises (5) (sic). De fait, le DHS avait d’abord été une réponse bien plus politique qu’opérationnelle, sans véritable stratégie pour le soutenir. Construit à la va-vite, accueillant à la fois des éléments très ambitieux et des cadres médiocres mutés par leurs services respectifs (6), il créa plus de problèmes qu’il n’en résolut.

Réformer une communauté du renseignement, créer un nouveau service, attribuer de nouvelles missions ou modifier les périmètres de chacun ne devraient être des actions entreprises que pour répondre à de nouveaux phénomènes. Quand bien même la lutte contre le terrorisme est éminemment politique, la réponse à la menace doit d’abord obéir à une stratégie à vocation opérationnelle, celle-ci n’étant ensuite déclinée en moyens et en réformes qu’une fois des constats établis. À ce titre, la seule création notable intervenue en France entre 2015 et 2016 fut celle de l’État-major opérationnel de prévention du terrorisme (EMOPT), une structure cruellement jugée par les professionnels et finalement dissoute au sein de l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT). Entendu à l’Assemblée le 22 janvier 2020, le premier chef de l’EMOPT, Olivier de Mazières, déclara d’ailleurs, limpide mais prudent : « L’EMOPT, dont la création avait été décidée par l’autorité politique, assurait des missions très spécifiques. Je n’ai pas à porter de jugement sur le choix du service chargé de piloter l’ensemble de ces missions. Nous aurions pu imaginer confier ce pilotage à l’UCLAT ; tel n’a pas été le choix fait par le ministre de l’Intérieur et par le Gouvernement à ce moment-là. (7) »

Des services furent cependant créés à partir de 2017, comme le Service national des enquêtes administratives de sécurité (SNEAS) ou le Bureau central du renseignement pénitentiaire (BCRP) (8), et leur pérennité semble d’autant plus assurée qu’ils sont chargés de couvrir ce qui était de véritables angles morts. Leur existence, si elle peut permettre aux autorités de communiquer, répond d’abord à des nécessités opérationnelles essentielles. Tel n’était pas le cas de l’EMOPT.

Réparer ?

Souvent spectaculaires, parfois indispensables, les réformes, malgré leur coût et leur complexité, sont parfois moins délicates à mettre en œuvre que les actions de réparation à mener au sein même des services, dans l’intimité des unités opérationnelles ou des équipes d’enquêteurs ou d’analystes. Près de dix ans après les attentats de Mohamed Merah, on ne peut que constater les limites d’une certaine culture policière, tactiquement efficace, mais peu apte à concevoir une stratégie complexe. La politique entreprise par Patrick Calvar en 2014, et poursuivie par ses successeurs, visant à intégrer des analystes civils formés à l’université ou dans les instituts de sciences politiques, a changé la physionomie de la DGSI. D’abord délicate, essentiellement en raison de l’hostilité de certains qui déniaient à ces nouveaux venus toute légitimé, la cohabitation entre deux cultures, complémentaires bien plus que rivales, a permis au service chef de file de la lutte antiterroriste en France de progresser. La culture policière y reste cependant prégnante, et la DGSI reste bien plus une sorte de « super police judiciaire » qu’un service de renseignement au sens le plus orthodoxe du terme.

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