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F-35 : le rêve aéronautique connaît toujours des déboires

La question de l’aptitude à reconnaître les menaces sol-air et air-air se pose également. Le F‑35 doit permettre à ses pilotes d’évoluer de manière optimale en fonction de ses caractéristiques dynamiques et de furtivité, en identifiant les menaces rencontrées. Or travailler de la sorte nécessite de comparer les informations recueillies par les capteurs à des bases de données de menaces appelées Mission Data Loads (MDL), sans lesquelles toute identification des signaux adverses – ou discrimination des signaux amis ou alliés – est impossible. Si ces bases doivent fréquemment être mises à jour en fonction des théâtres, il a fallu de 12 à 15 mois aux spécialistes de la base d’Eglin pour fournir les MDL utilisées dans les évaluations opérationnelles du F‑35, sans encore qu’elles aient été considérées comme précises et pertinentes. En l’occurrence, les logiciels et les systèmes n’étaient pas adaptés et étaient encombrants. Le problème n’est pas uniquement américain : Eglin doit aussi produire des MDL pour six configurations de F‑35, quatre itérations du Block 4 et 12 régions géographiques, soit 120 MDL qui seront ensuite à mettre à jour – une tâche a priori simple, mais qui pourrait prendre plusieurs mois, un délai incompatible avec les impératifs de déployabilité des forces dotées de l’appareil.

La question des vulnérabilités cyber reste également pendante, sachant que le concept même du F‑35 repose sur la connectivité, à plusieurs égards. D’une part, selon le POGO, sur la méthodologie : l’équipe devant tester les vulnérabilités cyber n’est pas gouvernementale, mais dépend de Lockheed, ce qui pose un évident problème d’objectivité. D’autre part, ce qui fait la force du F‑35 – sa connectivité – fait aussi sa faiblesse :

• au sein même de l’appareil, la fusion des données issues des différents capteurs (radar, Distributed Aperture System) doit offrir une meilleure conscience situationnelle au pilote. Reste que la corruption d’un de ces systèmes contaminerait les autres, de même que celle du système informatique central ;

• les appareils communiquent entre eux ;

• les appareils sont eux-mêmes reliés au système ALIS, certes centralisé aux États-Unis, mais qui est connecté aux terminaux des pays utilisateurs. Chaque point d’entrée contaminant potentiel est donc susceptible d’affecter l’ensemble de la flotte ;

• on ajoutera que les F‑35 nourrissent également les MDL de manière automatique, y compris en transmettant des profils de vol et ce que « voient et entendent » les capteurs. La Norvège s’est ainsi rendu compte de ces transferts – qui auraient pu être interceptés par la Russie voisine –, ce qui a, en retour, motivé le développement d’un firewall spécifique, le Sovereign Data Management, pour 26 millions de dollars.

La plate-forme et le système restent problématiques
Avant même le commencement de la phase de tests opérationnels, le Pentagone reconnaissait que l’appareil présentait toujours 941 défauts de conception, dont 102 étaient de « catégorie 1 », soit remettant en question la mission et pouvant causer la mort du pilote ou des blessures graves.

Plusieurs observateurs avaient par ailleurs déjà indiqué que plusieurs problèmes de catégorie 1 avaient, redéfinition faisant, été ensuite considérés comme moins graves. La phase de Systems Design and Development (SDD) avait elle-même été abruptement terminée en avril 2018. Les essais de l’actuelle phase sont partiellement compromis par ces problèmes dès lors que les 23 appareils concernés nécessitent une disponibilité de 80 %, qui semble très loin d’être atteinte. Ils le sont d’autant plus que les systèmes de simulation permettant de tester un engagement de plusieurs appareils dans un contexte de menaces air-air et sol-air denses ne sont pas encore opérationnels. Les simulateurs eux-­mêmes ne disposent pas encore des profils de vol et d’informations pertinentes sur le F‑35 nécessaires à leur fonctionnement. A priori, ces travaux seraient terminés à la fin 2019, mais ces évaluations seraient alors conduites à l’extrême fin du processus.

De plus, des problèmes structurels sont toujours observés, remettant là aussi en cause la méthodologie des essais. En l’occurrence, l’évaluation de la survivabilité au feu de l’appareil a également été confiée à Lockheed, qui a déterminé que celui-ci répondait aux spécifications contractuelles dans trois des quatre cas de figure envisagés… là où le DOT&E du Pentagone estimait le contraire en 2017 (3). Plus grave, il a été établi que les F‑35B et C participant aux essais présentaient des criques structurelles, de sorte qu’ils ne pourraient pas atteindre leur potentiel de 8 000 heures de vol et pourraient avoir à quitter le service en 2026. Aucune information n’a en revanche été donnée par les autorités américaines sur les F‑35A. Au demeurant, les versions marine souffrent également d’une très faible disponibilité opérationnelle : 23 % pour les F‑35B en octobre 2017, 12,9 % en juin 2018. En décembre 2017, celle des F‑35C était de… 0 %. Le POGO se montre de même critique quant à la transparence autour de la communication du programme, indiquant que nombre d’informations présentées par le Pentagone dans les rapports précédents étaient absentes cette année. La qualité de l’évaluation de l’appareil, évidemment essentielle pour que sa carrière opérationnelle puisse officiellement commencer, pourrait donc être remise en question.

Reste que, dans le même temps, les objectifs calendaires américains sont maintenus par le Joint Program Office (JPO) du Pentagone, qui pousse simultanément au retrait de service le plus rapide possible d’un grand nombre de F‑16 et d’A‑10. Les F/A‑18C/D de l’US Navy ont quant à eux quitté le service en février 2019 et les Marines sont également invités à se séparer des leurs. L’enjeu à ce stade est de pouvoir tenir les cadences de livraison prévues – alors que l’US Air Force s’est vu imposer l’achat du F‑15EX, véritable coup de semonce pour Lockheed –, mais aussi de respecter les promesses en matière de coût unitaire. Les enjeux sont également commerciaux : une production en série permettra de livrer les clients qui ont pu figer les dates de réception dans leurs contrats. Pour autant, les problèmes ne seront pas réglés, loin de là. Faute d’avoir eu une politique saine de prototypage, Lockheed a lancé trop rapidement la préproduction, adoptant une logique d’essais-erreurs qui a conduit au cauchemar logistique que représente la suite d’adaptations successives « au bon standard » des premiers appareils produits.

Les enjeux ne sont pourtant pas minces : se profile déjà la question de la mise au point du standard Block 4/Continuous Capability Development and Delivery (C2D2). Ce standard permettra d’utiliser l’ensemble des armements envisagés pour le F‑35 et notamment la bombe nucléaire à gravité B61‑12, mais son coût reste inconnu. De la sorte, le rétrofit des appareils déjà livrés n’est pas acquis : en avril 2019, le JPO l’estimait à 10,5 milliards de dollars pour la R&D sur huit ans et à 2,5 milliards pour le rétrofit des 441 appareils américains. Pour la RAF, le coût sera de 486 millions de dollars, de sorte qu’elle évalue l’opportunité de cette modernisation. Dans ce cas de figure, elle qualifierait ses F‑35B sur quelques armements (missilerie air-air, missiles SPEAR 3). Ils serviraient aussi d’éclaireurs pour des Typhoon faisant office de « remorques à munitions » une fois mis en réseau avec les Lightning II. La Belgique les recevrait directement au Block 4, à prix fixe comme prévu par le contrat. À la question logistique – et à toutes celles déjà évoquées – s’ajoutent également les plus discrètes interrogations autour de la fiabilisation du moteur.

Quel coût unitaire ?

La problématique budgétaire reste d’actualité. Si l’on est à présent loin du « chasseur à 50 millions de dollars » vanté au début des années 2000, l’accroissement du prix a été vertigineux avant de commencer à décroître en 2018. Les 34 F‑35 Block 4 belges sont garantis à 117,97 millions d’euros/pièce (deux simulateurs et divers services compris), mais le coût pour d’autres pays semble plus élevé. Surtout, outre les incertitudes autour du Block 4/C2D2, la stabilisation des coûts est aussi à remettre en perspective à deux égards :

• d’une part, le programme est budgétairement peu transparent. Le suivi des communiqués est difficile : aux commandes par lots s’ajoutent des « long lead items  » pour de futurs lots, mais aussi des corrections et tout ce qui peut avoir trait à la motorisation, à ALIS ou aux structures. Le coût unitaire dépend ainsi de ce qui est mis ou non dans la balance : une faible transparence peut ainsi permettre de masquer une augmentation des coûts. Cette question sera, en outre, dynamique : pour les forces aériennes utilisatrices, ALIS fera ainsi l’objet d’un abonnement, de sorte que le coût unitaire d’un appareil ne peut plus être « fly away » ;

• d’autre part, le prix est lié aux commandes effectivement passées. Or les inconnues ne manquent pas, en Turquie, où les livraisons ont été suspendues, avec seulement six F‑35 commandés sur la cible de 100 ; à Singapour, qui a commandé quatre appareils pour des tests ; en Israël, où certains estiment que l’accent devrait être mis sur le F‑15IA ; en Italie, en raison de difficultés de paiement ; voire au Japon, après le crash d’un appareil en avril et alors que le manque de fiabilité de la flotte a imposé sept atterrissages d’urgence. On soulignera également que si les cibles sont relativement stables dans le temps, les commandes effectives sont encore loin d’être toutes passées…

À l’inverse, des incertitudes demeurent quant à de nouvelles commandes (Canada, Pays-Bas). L’augmentation des coûts liés à la question turque ne dépend pas uniquement du volume de F‑35 finalement produit, mais aussi des processus industriels. Les États-Unis estiment que de 6 à 7 % des F‑35 proviennent de firmes turques… qu’il faudra remplacer, même si les pièces qu’elles fabriquent en source unique sont rares. Il n’en demeure pas moins que les coûts de production seront sans doute renégociés à la hausse ailleurs, ces discussions induisant des délais supplémentaires.

In fine, si le F‑35 offre la perspective d’un appareil numérisé, il faut aussi constater que cette logique est avant tout celle d’un rêve managérial. Nombre de forces aériennes escomptent ainsi une réduction de leurs charges de travail liées à la maintenance, avec des gains d’efficience inédits découlant du partage de l’information. La perspective d’une « vue Google » pointant les positionnements des menaces adverses et permettant aux pilotes d’optimiser leur vol et leur furtivité est également séduisante. Mais ces visions tendent à faire oublier la part de l’ennemi : tant la Russie que la Chine s’activent sur les fronts cyber et de la guerre électronique, tout en fourbissant des capteurs destinés à déjouer la furtivité radar, à mieux isoler les signatures infrarouges et à localiser des émissions sur lesquelles tout le concept du F‑35 est basé.

À propos de l'auteur

Philippe Langloit

Chargé de recherche au CAPRI (Centre d'Analyse et de Prévision des Risques Internationaux).

À propos de l'auteur

Joseph Henrotin

Rédacteur en chef du magazine DSI (Défense & Sécurité Internationale).
Chargé de recherches au CAPRI et à l'ISC, chercheur associé à l'IESD.

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