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Souveraineté européenne, inconséquence française et défense de l’Occident

Si la volonté des gouvernements européens de voir naître une défense européenne est proclamée urbi et orbi, les questions liées à cette dernière et à son autonomie stratégique ne font toujours pas l’unanimité au sein des membres de l’Union, en raison de contraintes politiques et structurelles, y compris pour Paris, porte-drapeau de la souveraineté européenne.

On sait l’importance qu’Emmanuel Macron accorde au thème de la « souveraineté » et de l’« autonomie stratégique », envisagées à l’échelle de l’Union européenne, avec pour projet une défense intégrée. Depuis son discours de la Sorbonne, prononcé le 26 septembre 2017, le président français est revenu à maintes reprises sur la question, se hasardant à parler d’une « armée européenne » (6 novembre 2018). Inaugurée le 9 mai dernier, la Conférence sur l’avenir de l’Europe est censée donner une nouvelle impulsion, la prochaine présidence française de l’Union européenne (1er semestre 2022) devant amplifier la dynamique. En vérité, l’idée directrice est de longue date déjà un leitmotiv de la France, le syntagme de « souveraineté européenne » remplaçant celui d’« Europe-puissance », martelé par Jacques Chirac au cours de ses deux mandats présidentiels (1995-2007).

Il s’agit du projet de « noyau dur », organisé autour de Paris et de Berlin, conçu dans le milieu des années 1990. La France, « puissance dotée », inélégante expression qui renvoie à son statut international (siège au Conseil de sécurité de l’ONU et force de frappe nucléaire), jouirait d’un avantage comparatif. En prenant appui sur l’Allemagne, elle pourrait donner un contenu à un vieux slogan sur l’Europe : « la France en plus grand ». Dans une telle perspective, les « docteurs Tant-Mieux » voient dans le Brexit une chance pour l’Europe de la défense. Inversement, le leadership de Joe Biden et la centralité de l’OTAN sont présentés comme une concurrence déloyale à l’égard de la France, « soldat du multilatéralisme ». Et pourtant. À se focaliser sur la souveraineté européenne, toute rhétorique, celle-ci ne compromettrait-elle pas son rôle de « brillant second », au cœur des alliances occidentales ?

L’Europe de la défense n’est pas la défense de l’Europe

De prime abord, il importe de rappeler que l’Europe de la défense, plus exactement la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC), n’est pas la défense de l’Europe. En dépit de déclarations fracassantes sur la « mort cérébrale de l’OTAN », c’est dans le cadre de l’Alliance atlantique que la défense de l’Europe s’organise. En comparaison, la PSDC, valorisée dans l’ordre du discours, relève de la subsidiarité. En l’absence d’un acteur étatique capable d’assumer le rôle de « stabilisateur hégémonique (1) » (celui des États-Unis au sein de l’OTAN), les opérations conduites par l’Union européenne sont plus civilo-militaires que militaires (2). Une défense européenne intégrée, émanation d’une « souveraineté européenne », présupposerait une autorité politique unifiée, une chaîne de commandement opérationnel et des unités dans lesquelles les forces des différentes nations seraient imbriquées. Bref, un tel projet impliquerait la formation d’un acteur géopolitique global européen. Peu ou prou, cela signifierait la constitution d’une fédération : les États-Unis d’Europe. Or « il y a loin de la coupe aux lèvres ».

L’institution d’une Coopération structurée permanente (CSP), le 11 décembre 2017, en réponse au Brexit et aux craintes suscitées par l’élection de Donald Trump, est bel et bien une avancée. Pourtant, la vision française d’un noyau dur d’États volontaires, prêts à intervenir de vive force sous drapeau européen, n’a pas été concrétisée. Sur les vingt-sept États de l’Union (hors Royaume-Uni), vingt-cinq sont engagés dans cette CSP (le Danemark et Malte n’en font pas partie). Même la Pologne, pour le moins réservée, y participe. Quant à l’Allemagne, elle n’a pas voulu d’un noyau dur qui fragmenterait l’Europe. Le choix d’une CSP large et ouverte n’est donc pas tourné vers la préparation d’interventions extérieures, mais vers la mutualisation de programmes d’armements et de capacités militaires. Il s’agit en fait d’une « Europe des capacités », appuyée par un Fonds européen de la défense (FED). Le dispositif d’ensemble s’inscrit dans une logique intergouvernementale, nul État membre, la France en tout premier lieu, n’entendant se dessaisir de ses compétences en matière de défense (3).

Lancée par la France afin de compenser les insuffisances de la CSP, l’Initiative européenne d’intervention (IEI) est tournée vers le champ opérationnel. Située hors de l’Union, cette coopération est strictement interétatique : le Royaume-Uni (post-Brexit) et le Danemark (hors PSDC) y participent. Quant à la coalition de forces spéciales « Takuba », déployée au Sahel, elle ne relève pas de l’Union européenne (4). Son déploiement est lent et porte sur des effectifs réduits. Il faut craindre par ailleurs que la reconfiguration du dispositif français dans la région ait des effets sur les promesses d’engagement (voir la fin annoncée de l’opération « Barkhane »). Parmi les opérations de l’Union européenne, on mentionnera « EUNAVFOR Irini », principalement chargée de surveiller la mise en œuvre de l’embargo sur les armes à destination de la Libye : son objectif est de désigner les violations, non pas de les interdire. Dans le détroit d’Ormuz, la mission européenne de surveillance maritime (EMASOH) a une portée réelle, mais limitée. De fait, quand les forces européennes parviennent à coordonner leur action dans la « plus grande Méditerranée », c’est d’abord au sein de l’OTAN. Dans un cadre européen, l’exercice est difficile, plus encore si les objectifs sont ambitieux et portent au-delà du voisinage géographique.

<strong>Quels partisans à l’autonomie stratégique de l’Europe ?</strong>

Des contraintes structurelles

À l’évidence, l’Union européenne ne constitue pas un acteur géopolitique global, capable d’engagements forts. Il s’agit plutôt d’un Commonwealth paneuropéen aux solidarités lâches, c’est-à-dire d’une « association d’États souverains » (5). Son existence ne peut être comprise indépendamment du « Grand Espace » occidental qui, à l’issue de deux guerres mondiales, a pris forme (voir la théorie de Carl Schmitt sur l’avènement du Grossraum).

Aussi la « souveraineté européenne » constitue-t-elle un énoncé à prétention performative. Certes, rien n’interdit à Paris et à Berlin de vouloir faire advenir une entité souveraine, soit de dépasser par le haut la souveraineté des États membres. En revanche, cela supposerait un dessein politique (un projet fédéral), capable de mobiliser un quantum d’énergie suffisant pour rallier une majorité. Ce n’est pas le cas : l’Union européenne n’en est pas au « moment cicéronien » (Pierre Manent), ce point de bascule entre deux formes politiques (6). Significativement, le terme même de « fédération » est banni du vocabulaire politique français.

À rebours du programme d’Emmanuel Macron, les « lois du tragique » (Jules Monnerot) font plutôt redouter qu’une action prétendant forcer le réel ait un effet inverse de l’objectif affiché.

En d’autres termes, un projet de « souveraineté européenne », sans points d’appui ni facteurs porteurs, pourrait amplifier les forces centrifuges qui menacent l’Union. Déjà, les propos présidentiels cassants sur l’OTAN, l’ouverture proclamée d’un « dialogue » avec la Russie (sans concertation européenne) et l’expression de « lèpre populiste » ont braqué les esprits. S’il fallait donner une forme politique plus achevée à ce Commonwealth qu’est l’Union européenne, ce devrait être sur le modèle d’une confédération. Or, la définition même du terme exclut un transfert de souveraineté ou une « armée européenne ». Cela n’interdirait pas une certaine efficacité militaire — après tout, il n’existe pas d’« armée otanienne » —, mais exclurait toute défense intégrée.

Selon les exégètes, les syntagmes de « souveraineté européenne » et d’« autonomie stratégique » seraient en fait des façons de parler, pour signifier le besoin d’une capacité à agir ensemble.

Ainsi, le discours d’Emmanuel Macron sur la dissuasion nucléaire française (École militaire, 7 février 2020) ne contient aucune évolution doctrinale. Il reste que les réticences allemandes au projet français ont sérieusement mis à mal l’idée d’un tandem Paris-Berlin qui impulserait la mécanique européenne. Le sort de la CSP a été précédemment évoqué. Et les difficultés rencontrées dans la conception de grands programmes militaro-industriels (système de combat aérien et char du futur) rendent incertain le renforcement de la « capacité à agir ». Lorsque Emmanuel Macron leur administre une leçon d’européisme, les officiels allemands ont beau jeu d’appeler la France à européaniser son siège à l’ONU et sa force de frappe. Bref, les « paradoxes éléatiques » du couple franco-allemand sont toujours actuels.

La France aurait-elle perdu le cap ?

Au vrai, le projet européiste de la France ne compromet-il pas son rôle propre et les intérêts d’une Europe du Grand Large, voire ce qui reste de l’hégémonie occidentale ? Celle-ci ne repose pas sur les seules responsabilités des États-Unis, mais sur l’efficacité de plusieurs directoires : le P3 (Washington, Londres et Paris), au sein du Conseil de sécurité ; le Quad euro-atlantique dans l’OTAN (le P3 + l’Allemagne) ; le G7 (le Quad + le Japon, le Canada et l’Italie). C’est de cette manière que les principales nations européennes, sous l’égide des États-Unis, ont pu se maintenir dans la politique mondiale, la France, « brillant second » (concurremment au Royaume-Uni), participant à chacun de ces directoires. Il est à craindre que la dissolution de ces solidarités géopolitiques, loin de bénéficier à l’Europe, accélère son déclassement. Devenue la péninsule d’une Grande Eurasie sino-russe, elle se diviserait. En fait de souveraineté partagée et d’autonomie stratégique, les nations européennes inaugureraient une nouvelle époque des « royaumes combattants (7) ».

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