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La nouvelle géopolitique globale de la Turquie

Face à la mutation de l’ordre mondial, la Turquie a développé une nouvelle géopolitique qui répond à une fragilité interne croissante, au besoin de se sécuriser dans un environnement très instable et à la volonté d’étendre son influence pour devenir l’acteur de référence dans le jeu de puissance régional.

Le monde entier en a conscience : nous vivons une ère de changement stratégique. Le monde du XXe siècle qui s’était progressivement structuré autour de l’Occident est bouleversé par un mouvement brutal des plaques tectoniques géopolitiques qui redessine un nouvel équilibre encore incertain. Comment va s’organiser le prochain ordre mondial ? Si l’on sait déjà que les États-Unis et la Chine y tiendront un rôle majeur, la place des autres acteurs est encore indéterminée. C’est la raison pour laquelle nombreuses sont les puissances moyennes qui profitent de ce remue-ménage stratégique pour pousser leurs pions et tenter d’asseoir une posture à leur avantage avant que la situation ne se fige à nouveau.

C’est exactement la politique suivie par la Turquie, qui utilise les dynamiques à l’œuvre dans son environnement régional, pour la plupart anti-occidentales, afin d’exploiter au mieux la fenêtre d’opportunité que représente cette remise en cause de l’ordre établi. Les objectifs et la stratégie élaborés par Recep Tayyip Erdoğan sont en ligne avec l’air du temps, hors de la bulle européenne : cohérence avec l’objectif final, assouplissement du concept d’alliance, absence de scrupule vis-à-vis des principes démocratiques, réalisme face aux rapports de force existants et sens aigu de l’opportunisme politique.

Une politique extérieure liée à la politique intérieure

Le glissement autoritaire de la Turquie depuis le coup d’État manqué de 2016 n’interdit pas la possibilité d’une défaite aux prochaines élections prévues en 2023. Les sondages donnent ainsi aujourd’hui Recep Tayyip Erdoğan perdant face au maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, ou à celui d’Ankara, Mansur Yavas. Si le contrôle croissant de l’information et la restriction des voix dissonantes donnent des leviers importants au président en place, le redressement de la situation économique sera un élément clé du résultat du vote. Le parti du président, l’AKP, avait en effet fait de la croissance économique son principal vecteur de popularité jusqu’en 2016. La dégradation de l’économie turque [voir l’entretien avec D. Unal p. 30] s’est accrue avec la pandémie de Covid-19. Pauvreté, inflation et chômage croissants minent la posture du Président, qui n’a pas réussi à améliorer son image par sa gestion, volontariste mais critiquée, de la crise sanitaire. Le deuxième facteur structurant de la politique intérieure turque est lié à la question de la minorité kurde, qui représente 20 % de la population. La politique de relatif apaisement menée par Erdoğan avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), principal mouvement d’opposition kurde, aux modes d’actions parfois violents, s’est durcie à partir de 2015 notamment en raison de l’implication forte de la Turquie dans le conflit syrien, qui a polarisé les rapports entre communautés et entrainé une spirale répressive. Dans cet environnement de politique intérieure dégradé, les 3 millions et demi de réfugiés, pour la plupart issus de Syrie, représentent un facteur aggravant de tensions sociétales. Face à cette fragilisation politique, le Président a fait le choix d’une politique très volontariste de verrouillage de l’opposition, d’une alliance avec le parti nationaliste MHP et d’une communication publique axée sur sa politique internationale qui joue sur les fibres nationaliste, islamiste et eurasiste et promet des retombées économiques exceptionnelles.

Une priorité : sécuriser son glacis

Ce dernier est considéré à la fois comme une menace en termes de cohésion nationale, comme une source de fragilisation de ses frontières et comme une opportunité d’expansion économique. Dans ce domaine, l’obsession kurde est prioritaire. La volonté d’interdire au PKK des bases arrière sûres de l’autre côté des frontières a entraîné une implication forte dans le Kurdistan irakien, qui s’est concrétisée par une alliance avec le parti kurde PDK de Massoud Barzani et de nombreuses frappes militaires depuis une vingtaine d’années. De la même façon, la création d’un Kurdistan autonome à la frontière syrienne à l’occasion de la guerre civile était un scénario inacceptable pour la Turquie. Après avoir soutenu les mouvements djihadistes qui s’opposaient au parti kurde syrien PYD, l’armée turque est intervenue directement à plusieurs reprises entre 2016 et 2019, ce qui a permis de créer, en association avec la Russie, une zone tampon sous contrôle partiel turc. La présence militaire dans l’Ouest de la Syrie et plus précisément dans la poche d’Idlib répond à une autre préoccupation. Il s’agit à la fois de fixer les mouvements islamistes pour mieux les contrôler à l’extérieur de la Turquie, de permettre d’organiser le retour d’une partie des réfugiés sur son sol et de créer un point de fixation qui permet un levier sur les autres acteurs et donc un droit de regard sur l’évolution de ce théâtre.

L’implication de la Turquie au Haut-Karabagh, déterminante dans l’issue du conflit qui a opposé l’Arménie et l’Azerbaïdjan à l’automne 2020, participe d’une stratégie plus délibérée. Ce sont aussi les mêmes ressorts qu’a exploité le président turc en Chypre du Nord, dans l’entité séparatiste reconnue par la seule Turquie. La victoire-surprise en avril 2020 du candidat nationaliste Ersin Tatar, homme-lige d’Ankara, prônant le renforcement des liens avec la Turquie et laissant envisager un rattachement au continent, flatte à la fois le ressentiment anti-grec soigneusement alimenté par le président turc à l’approche du centième anniversaire du traité de Lausanne et entretient l’espoir de retombées économiques majeures grâce aux prospections gazières dans les eaux chypriotes que la Turquie revendique pour son protégé.

<strong>La Turquie en quête d’espace en Méditerranée ?</strong>

Développer son influence

Pour Ankara, il s’agit d’une priorité à la fois pour flatter le sentiment national en s’appuyant sur la nostalgie entretenue de l’Empire ottoman et pour asseoir la posture stratégique la plus large possible en profitant des espaces laissés libres par les réorganisations géopolitiques. Aidée par les financements du Qatar, où la Turquie a installé une base militaire en 2016, Ankara multiplie sa présence militaire dans une zone susceptible d’être réceptive à son leadership et qui correspond à l’ancien Empire ottoman. Elle construit son ascendant sur un mélange de modernité, d’autonomie stratégique, de proximité culturelle musulmane et de prosélytisme de l’islam politique. Le déploiement d’une base turque en 2017 près de Mogadiscio destinée à former les soldats somaliens, la tentative avortée de création d’une autre base militaire dans l’île soudanaise de Suakin en 2018, le soutien politique et militaire au gouvernement d’entente nationale libyen basé à Tripoli (GEN) en 2019 en sont des illustrations concrètes. Ce dernier engagement a marqué une étape spectaculaire, positionnant la Turquie comme un acteur incontournable de la stabilisation en Libye et ouvrant une porte d’influence future vers le Maghreb et le Sahel.

Les Balkans représentent également une zone d’influence pour Ankara. Marquée par un passé ottoman encore très prégnant, cette région représente une sorte de poste avancé géopolitique vers l’Europe. Elle fait donc l’objet d’un activisme diplomatique et économique turc important et d’une implication forte dans les opérations militaires de la région : l’opération de la KFOR de l’OTAN au Kosovo bien sûr, mais également l’opération EUFOR Althea de l’UE en Bosnie, où le contingent turc est le deuxième par son volume et son influence.

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