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Turquie/Europe : je t’aime, moi non plus ?

Au vu des enjeux géopolitiques sous-jacents, il apparaîtrait judicieux de procéder à une refondation des relations turco-européennes. Refuser la perspective de l’intégration de la Turquie, c’est prendre le risque de renvoyer cette dernière à une politique de repli nationaliste à laquelle personne n’a intérêt. Et pourtant, force est de constater que les rebuffades de l’Union ont induit dans ce pays un réel désamour.

Les relations entre la Turquie et l’Union européenne (UE) sont marquées par de fortes turbulences qui génèrent des problèmes non réglés, parce que mal posés. Ainsi, il est devenu banal aujourd’hui de considérer que la Turquie s’éloigne de l’UE et qu’il n’est donc plus opportun de l’intégrer. Cette position n’est pas comprise par la Turquie, car elle sonne comme un reniement d’engagements pris dès 1963.

Multiplication des motifs de crispation et brouillage des perceptions : turcoscepticisme vs euroscepticisme

Durant les années qui encadrent le début des pourparlers d’adhésion (2005), toutes les études d’opinion indiquent qu’environ deux tiers de la population turque sont favorables à la perspective d’adhésion à l’UE. Nous ne sommes plus aujourd’hui dans la même situation. En effet, si 60 % des Turcs sont encore favorables à l’adhésion (35 % défavorables et 5 % sans opinion), il est particulièrement symptomatique de constater que 77 % d’entre eux considèrent que la Turquie ne parviendra jamais à en faire véritablement partie (1). En d’autres termes, de nombreux Turcs proeuropéens réaffirment leur souhait d’intégrer l’UE, mais jugent que leur pays n’y parviendra pas en raison des obstacles récurrents qui lui sont opposés.

Les raisons de cette amertume sont multiples, mais pourraient s’illustrer par la sécheresse des chiffres. En 2021, soit seize années après le début des pourparlers, sur les 35 chapitres à traiter, 16 seulement ont été ouverts — dont le dernier en 2016 —, 8 sont bloqués par la Commission européenne, 6 par le gouvernement chypriote grec, et un seul a été négocié et refermé (sciences et recherche). On conviendra qu’à ce rythme, la Turquie peut éventuellement espérer adhérer au quatrième millénaire.

Et pourtant, entre 1995 et 2020, en dépit des blocages politiques et institutionnels, le volume des échanges commerciaux entre les deux parties a progressé à un rythme plus élevé que celui du commerce mondial. L’UE demeure le premier partenaire commercial de la Turquie et la Turquie le cinquième de l’UE ; la part de cette dernière représente par ailleurs environ 75 % de la totalité des investissements directs étrangers en Turquie.

Ainsi, si l’émergence de l’euroscepticisme n’est éventuellement que conjoncturelle, elle est profondément indicative des dynamiques actuelles et le projet européen, qui a été un puissant fédérateur identitaire, est en passe de s’essouffler. Il serait néanmoins erroné de porter une vision linéaire de l’avenir. La Turquie entrera, hypothétiquement, dans une structure européenne qui sera qualitativement transformée, ce qui permet de considérer que nombre de dossiers sur lesquels bute la relation euro-turque aujourd’hui seront dépassés ou du moins posés dans des termes radicalement différents.

Alors que le projet européen traverse une crise profonde, la Turquie semble cristalliser des questions qui, à défaut d’être totalement réglées, auraient au moins dû être prises à bras-le-corps depuis longtemps par les protagonistes de la construction européenne. Pour aller à l’essentiel, trois points méritent d’être mis en exergue : la délimitation des frontières européennes, la définition de l’identité européenne et enfin la pertinence du niveau européen pour décider et agir dans un monde global.

Dans son article 28, l’accord d’Ankara de 1963 traçait clairement la perspective de l’adhésion, le jour venu, de la Turquie à la CEE. À cette date, cette dernière ne comptait que les six membres fondateurs et venait de refuser une première tentative d’adhésion du Royaume-Uni. Ce simple rappel permet de mesurer l’ampleur de la déception turque qui se voit aujourd’hui refuser la perspective d’entrer dans une UE qui comprend désormais 27 membres. Le fait aussi, par exemple, que la Croatie, qui a entamé le processus de pourparlers avec l’UE à la même date que la Turquie, ait pu adhérer à cette dernière en 2013, contribue à diffuser la perception de la pratique d’un deux poids, deux mesures.

La résurgence des référents religieux dans le débat public semble incontournable : il est souvent question d’islam quand on parle de la Turquie, mais pourquoi échapperait-elle aux angoisses qui tenaillent les sociétés européennes elles-mêmes en manque de projet ? Cette inflexion est objet d’inquiétudes nouvelles au sein de la société turque, au sein de laquelle une partie de la population s’interroge désormais ouvertement sur la capacité, voire la volonté, de l’UE de faire contrepoids à un système de valeurs qui avaient été jugulées par les principes kémalistes depuis la proclamation de la République. Les dernières échéances électorales révèlent qu’en dépit de ses évolutions, la société turque reste partagée en deux. Il faut y voir, non un clivage religieux, mais plus fondamentalement un clivage entre deux conceptions des principes d’organisation de la société et de la façon de les exercer.

Adhésion, intégration, négociations, partenariat privilégié : le piège des mots et des postures

Les refus explicites d’une adhésion pleine et entière de Nicolas Sarkozy et d’Angela Merkel, se prononçant conjointement pour un « partenariat privilégié » dès 2007, ont été réitérés, voire aggravés, par la chancelière à l’automne 2017 puis par Emmanuel Macron en 2018 qui considèrent, l’un et l’autre, que la perspective de l’adhésion n’est désormais plus envisageable. Ces refus vont amplifier les tensions, fruits des hésitations des gouvernements européens sur fond de défiance croissante à l’égard des évolutions politiques en Turquie et sous la montée, au sein des opinions publiques, des replis identitaires liés, en large partie, aux questions d’immigration et au sentiment d’angoisse face au terrorisme islamiste.

S’est alors insinuée, puis a semblé s’imposer, l’idée que la Turquie pouvait difficilement prétendre à une intégration à part pleine et entière ; l’on a pu alors assister au spectacle paradoxal de dirigeants politiques européens discutant ouvertement d’un « partenariat privilégié » en même temps que se poursuivaient les négociations d’adhésion. On ne saurait donc s’étonner que les dirigeants turcs aient pu avoir le sentiment de ce qu’ils appellent un double standard, accusant fréquemment les dirigeants européens de duplicité.

La confusion atteint un sommet lorsque l’UE — ou du moins la chancelière Angela Merkel — redécouvre brusquement, corrélativement aux développements de la crise en Syrie, un autre visage de la Turquie, c’est-à-dire celui d’un partenaire stratégique indispensable dans une région en pleines turbulences. Cette contradiction majeure entre une posture critique de plus en plus vive à l’égard des entorses à l’État de droit en Turquie et celle d’un marchandage fébrile à propos du dossier des réfugiés en 2016 n’a guère contribué à combler, au sein de l’UE, la crise de confiance entre les citoyens et leurs gouvernants. Elle n’a pas non plus renforcé sa crédibilité vis-à-vis de l’opinion publique turque.

Ainsi, le débat européo-turc ne peut se réduire à la seule question de l’adhésion de la Turquie à l’UE. Il est révélateur d’hésitations existentielles qui touchent chacun des deux partenaires et qui obligent à remettre le débat en perspective dans une approche plus globale. On peut considérer que la candidature de la Turquie est en elle-même une sorte de miroir agité à la face de l’UE, la renvoyant à ses propres limites et contradictions. Comme l’expliquait Nilüfer Göle : « Plus la Turquie se transforme et devient un candidat éligible pour le projet européen, plus le débat glisse du “dossier turc” vers un questionnement propre à l’identité de l’Europe » (2). C’était en 2004.

Des perceptions réciproques biaisées

La vision de la Turquie projetée par les Européens est biaisée par plusieurs facteurs. Le fait que la Turquie, en cas d’adhésion, s’affirmerait de facto comme le pays le plus peuplé du nouvel ensemble et détiendrait dans l’arithmétique institutionnelle européenne une place équivalente à l’Allemagne, inquiète d’autant plus certains que le pays est à majorité musulmane (3).

Le débat sur l’immigration, cantonné pendant longtemps aux organisations de l’extrême droite et de la droite radicale, est devenu au sein de l’UE une question politique récurrente. Outre le retour de certaines craintes millénaristes de populations désormais incertaines de leur avenir et n’assurant pas leur propre renouvellement démographique, s’est ajoutée la prise de conscience du relatif échec des politiques d’intégration des populations immigrées.

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